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propres destinées, s’entendre, s’organiser, se cotiser, emprunter au besoin, construire une maison commune, voire un palais d’exposition où ils auraient reçu le public à leurs heures, sans demander licence au ministère ; mais le self government n’est pas encore dans les mœurs françaises, et les artistes ont toujours été un peu plus asservis ou protégés que le reste du peuple. Le pouvoir eût-il vu leur émancipation d’un œil favorable ? Je veux le croire, et pourtant l’homme en place trouve un charme bien attachant dans l’exercice du patronage et la distribution de la manne de l’état. On se fait un devoir de son plaisir ; il y a des traditions ; les successeurs très indirects de Richelieu, de Fouquet, de Choiseul, se croient tenus en conscience d’aider un peu les pauvres diables de talent. On se dit que l’histoire a des bontés, des tolérances même pour tous ceux qui ont encouragé les arts : Auguste s’est fait pardonner bien des choses ; Mécène, aux yeux de la postérité, n’a plus guère que des vertus. A part tout calcul d’intérêt, les puissans de notre pays veulent sincèrement le progrès des arts ; les palais sont pavés de bonnes intentions, on ne recule devant aucun sacrifice pour provoquer les efforts du génie ; si les prix de 20,000 francs sont impuissans à inspirer les chefs-d’œuvre, on quintuplera la somme, on ira jusqu’à 100,000 fr.

O candeur de la force, naïveté de la politique, innocence vraiment singulière chez des hommes qui ont tant vu, tant fait et tant vécu ! Je m’étonne de trouver chez ceux qui nous gouvernent cette confiance illimitée dans les pouvoirs mirifiques de l’argent. Ils semblent croire que tout se commande à prix fixe, la vertu dans la vie privée, le courage à la guerre, le génie dans les arts ! Comme si les prix de vertu fondés par Monthyon n’étaient pas toujours mérités par des gens qui en ignorent l’existence ! Comme si les primes offertes au dévoûment militaire avaient eu un autre effet que de démoraliser un moment notre honnête et loyale armée ! Pensez-vous que l’esprit sera plus vivement stimulé par l’appât d’un salaire que par l’amour de la gloire ? Ce n’est pas même la gloire qui excite les hommes à créer des chefs-d’œuvre ; ils les produisent parce qu’ils les ont en eux, et ils les ont en eux lorsqu’ils vivent dans un milieu favorable à la santé morale et au développement du génie. Rouget de l’Isle a fait la Marseillaise pour rien, paroles et musique ; que Louis XV, après Rosbach, eût mis au concours un chant patriotique fait pour conduire nos soldats à la victoire, la France ne lui aurait envoyé que des rhapsodies sans âme, fût-ce au prix d’un million. Si l’art n’a point péri chez nous, si nous sommes encore, au moins sur ce terrain, le premier peuple du monde, l’administration aurait tort de s’en glorifier ; notre supériorité ne s’est