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moralistes et des psychologues qui ont toujours pris ce flambeau pour guide de leurs études sur l’homme moral, on serait frappé de la supériorité qu’elles montrent sur les recherches du même genre entreprises par les physiologistes et même par les psychologues de l’école de M. Littré. En relisant ces analyses d’un Platon, d’un Aristote, d’un Leibniz, d’un Maine de Biran, d’un Jouffroy, on se sent au cœur de la nature humaine et dans le plus intime de son être. On se sent penser, vouloir, agir, comme l’être dont ces moralistes et ces psychologues nous décrivent les sentimens et les actes. Quand M. Littré, après bien d’autres, vient nous dire que la volonté n’est pas libre, parce qu’elle est toujours déterminée par le motif le plus fort, on peut être un moment hésitant sur la valeur d’un pareil argument contre la liberté ; mais aussitôt qu’on rentre dans le sentiment de la réalité psychique avec un psychologue qui observe du dedans les choses de l’âme, on ne conserve plus le moindre doute. Nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à ces tableaux de la vie humaine que nous ont laissés les maîtres de l’observation morale, poètes, romanciers, moralistes, philosophes. Nous voudrions pouvoir citer tout un chapitre de Jouffroy sur le jeu des facultés humaines, parce qu’il serait la plus décisive réfutation de certaines doctrines sur le libre arbitre. Jouffroy fait bien mieux que de démontrer ou de définir la volonté ; il la montre en action, à tous ses degrés de force ou de faiblesse, dans toutes les phases de la lutte qu’elle soutient pour arriver, quand elle y réussit, à ce véritable gouvernement de soi-même qui est l’état de vertu et de sagesse[1].

Avec un sentiment si clair, si profond, si invincible de notre unité, de notre responsabilité, de la moralité de nos actes, comment se fait-il qu’en tout temps et aujourd’hui surtout il s’élève tant de doutes, d’objections, de théories contre le libre arbitre et contre les autres, attributs essentiels de notre être ? En voici la principale raison. L’esprit humain ne peut se résigner à l’observation et à la généralisation des faits. Il faut qu’il se les explique d’une manière ou d’une autre, et comme expliquer les faits, c’est faire de la métaphysique, il s’ensuit que l’esprit humain-a été, est et sera toujours plus ou moins métaphysicien, quoi qu’on fasse pour arrêter son essor et borner le domaine de ses recherches. Pourquoi toute une école de physiologistes, parmi lesquels on compte M. Littré lui-même, nie-t-elle le libre arbitre et l’autonomie de la personne humaine ? Parce que, l’être humain n’étant conçu par eux que comme la simple résultante du jeu des organes, il est tout à fait impossible d’expliquer comment un pareil être pourrait jouir

  1. Mélanges philosophiques, p. 343.