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couleur de saphir, nous indiquaient clairement ceux des récifs qui, après une lutte séculaire, avaient remporté un triomphe définitif sur l’élément liquide. J’obtenais de Perpetuo, toutes les fois que je le sollicitais, la liberté de descendre sur ces émeraudes flottantes. J’y abordais, hissé sur les épaules des Indiens du bord ; pour eux, la nécessité de se mettre à l’eau jusqu’à la ceinture était un divertissement. Je trouvais les rives de ces petites îles couvertes d’une quantité infinie de mollusques et de crustacés microscopiques. J’y faisais une abondante moisson des plus belles coquilles de mer, et cependant aux endroits où commençait la végétation j’ai rarement trouvé un insecte, un reptile ou un oiseau. Mon grand bonheur était de donner à mes découvertes les noms de mes amis d’Europe. J’écrivais sur un carton épais le nom aimé dont je voulais baptiser mon île. Je le clouais au premier cocotier qui s’offrait à moi, et je rentrais à bord, heureux du souvenir que j’avais laissé dans ces solitudes de l’océan. Navigateurs, si jamais vous descendez sur les îles Suzanne et George Sand, respectez en les conservant ces deux noms qui me sont chers.

La contemplation des nuits tropicales est une chose qu’on n’oublie pas. La constellation de la Croix du sud brille sous ces latitudes du plus pur éclat ; la phosphorescence des flots était par momens si vive, surtout à l’approche d’un orage, qu’il nous semblait naviguer au milieu d’une nuée lumineuse. Ce qui surprend beaucoup le voyageur, c’est de voir combien la nuit prend d’animation lorsqu’on approche des côtes, ou que l’on entre dans un détroit. Dans toutes les directions scintillent des torches sans nombre que les pêcheurs allument à l’extrémité de leurs barques dès que le soleil disparaît. Le poisson, curieux, fasciné par l’éclat de la lumière, accourt, joue au milieu des reflets de la flamme, et se laisse harponner avec une étonnante facilité. C’est en raison d’une grande quantité de lueurs semblables, répandues sur les côtes du détroit qui porte son nom, que Magellan, assure-t-on, donna la qualification pittoresque de Terre-de-Feu à la partie occidentale de ce passage.

Je m’étais oublié un soir à fumer jusqu’à une heure assez avancée sur la dunette du brick. La faible lueur de mon cigare était la seule qui brillât par momens dans l’obscurité que projetait sur nous l’ombre d’une falaise de l’île de Negros, qu’une brise rebelle nous empêchait de doubler. Tout à coup je vis poindre une clarté au milieu de la montagne, presque au-dessus de moi. Sous des rochers dont la blancheur égalait celle du marbre, et qui faisaient saillie sur l’abîme, des flammes rougeâtres s’élevèrent. Bientôt je pus distinguer autour des bûchers une horde de petits noirs complètement nus, difformes, aux membres grêles et disproportionnés,