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Durant les huit ou dix années qui forment ce que nous, appelons-la deuxième période de l’exil, M. Victor Hugo a repris quelques-uns de ses thèmes favoris d’autrefois : il a surtout développé les élémens nouveaux de ses Châtimens, adoucissant son amertume, ou bien étendant parfois outre mesure sa pensée. En d’autres termes, il a vécu sur le fonds que lui apporta pour ainsi dire l’année climatérique de sa fortune. Ses deux recueils de poésies, les Contemplations et la Légende des siècles, qui continuent sa philosophie, le roman des Misérables, qui renoue non sans effort la chaîne de ses idées d’avant et d’après. 1848 sur la société, voilà l’œuvre de cette période.

Dans les Contemplations, les anathèmes sur le second empire ont disparu pour faire place à la détresse de l’homme qui a va sa tâche brusquement terminée, du poète dont les belles heures ont fui.

Ne verrai-je plus rien de tout ce que j’aimais ?
Au dedans de moi, le soir tombe.
O terre dont la brume efface les sommets,
Suis-je le spectre, et toi la tombe ?
Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir ?
J’attends, je demande, j’implore ;
Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
De chacune une goutte encore[1].


Voilà des strophes qu’il écrivait le jour anniversaire de son arrivée à Jersey. Comme cette dernière image si juste s’applique tristement et à l’homme qui est contraint de se nourrir des restes de ses anciennes joies et au poète que l’exil réduit à revenir sur ses anciennes traces ! La personnalité du poète luttant avec un dictateur et un chef d’empire était plus brillante, mais combien elle est plus touchante celle du père pleurant toujours, après dix ans et malgré l’éloignement qui le sépare de la tombe de son enfant ! Une douleur vraie est plus puissante pour rendre une page immortelle que tout l’orgueil de la grandeur humaine, et qui sait ? peut-être les éloquentes protestations de l’écrivain auront-elles plus tard des lecteurs, peut-être parviendront-elles à la postérité, grâce aux pathétiques sanglots qu’il adresse de l’autre côté de la mer à « la douce endormie. » Il n’y a pas dans tout ce recueil une pièce qui puisse entrer en comparaison avec la dédicace à celle qui est restée en France. La pièce est trop longue, je le sais ; mais ce défaut même est racheté jusqu’à un certain point par un mérite. La philosophie étrange et visionnaire qui vers la fui en obscurcit le pur éclat, comme elle gâte tant d’écrits récens de M. Hugo, se trouve, par le

  1. Les Contemplations, t. II, p. 131.