Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/364

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

identiques, copiés l’un sur l’autre ; ils appartiennent au Louvre et au Vatican-. Celui du Louvre est en marbre de l’Hymette, marbre gris, veiné, dont les Athéniens se servaient pour les piédestaux : tel est le piédestal colossal d’Agrippa au-dessous des Propylées, tels sont les piédestaux des groupes qui représentaient la défaite des Gaulois sur le mur méridional de l’Acropole ; on s’en servait rarement pour les statues. Vitellius perte une tunique sans manches, attachée sur chaque épaule. La bouche est fine, maligne, sensuelle ; elle semble déguster les bons repas et l’esprit. Les cheveux sont bien plantés sur un front petit, intelligent, agréablement découpé. D’épais sourcils recouvrent un œil vif, pénétrant, qui pétille dans sa cavité profonde. Les prunelles sont creusées pour imiter le rayon visuel. Un énorme embonpoint est soutenu par la délicatesse du modelé et l’équilibre des plans. Les ondulations de la graisse sont assimilées à la plénitude de l’athlète. Le triple cou, avec une poche à gauche, n’a pas été atténué, malgré les apparences d’angine, parce qu’il donne à la tête une base solide et la proportion. Toute cette matière cependant est pétrie, animée, idéalisée par je ne sais quel souffle, qui est le talent de l’artiste. L’ensemble est harmonieux, séduisant, d’une bonhomie élégante ; on sent l’épicurien raffiné et non le porc d’Épicure. Comme nous sommes en Italie, il est permis de songer à certains prélats italiens, gras, fleuris, sourians, et de dire que ce buste a un air de prélat. Il fait songer de loin, quoiqu’il le surpasse en mérite, au buste du cardinal Scipion Borghèse, une des œuvres les plus remarquables du Bernin.

Ce sont ces apparences qui trompèrent Ennio Quirino Visconti. Quand il étudia le Vitellius du Louvre, il se refusa à le croire ancien. Il était connaisseur, possédait son sujet, et cependant il ne craignit pas d’imprimer en 1810, dans sa Notice sur le Musée du Louvre : « Aucun des portraits en marbre de Vitellius n’est authentique. » L’assertion était hardie ; elle suscita sans doute les réclamations des archéologues et surtout des artistes contemporains, car en 1817, lorsque Visconti publia sa Description du Musée royal, il montra plus de réserve[1]. « Il est, dit-il, encore douteux si ce buste, exécuté ; dans une grande et belle manière, n’est pas dû à un excellent ciseau du XVIe siècle. » Non certes, ce n’est point

  1. Ce qui a peut-être modifié l’opinion de Visconti, c’est le rôle que ce buste venait de jouer en 1814. Au moment de la restauration, avant que Louis XVIII fût arrivé à Paris, le sculpteur Bosio avait été prié d’exécuter à la hâte un modèle. Il fallait substituer partout l’image du roi à l’image de Napoléon. En quarante-huit heures, on n’improvise pas le buste, d’un souverain absent, d’après une miniature. Bosio avait dans son atelier un moulage du buste de Vitellius. Il y trouvait quelque ressemblance. Il retoucha le plâtre, adoucit les effets de l’embonpoint, ajouta de l’étoffe au nez, fit des cheveux accommodés à la mode de Louis XVI, chère aux émigrés. C’est ainsi que Vitellius, ressuscité et travesti par l’art, usurpa pendant quelques jours les hommages de Français.