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de toutes les influences. Il n’y a eu cette fois aucun essai d’action commune, d’entente générale ; les coteries n’ont exercé qu’une action locale et restreinte. Les candidats officiels ont dissimulé autant qu’ils ont pu le patronage du pouvoir, qui n’était plus une recommandation. On n’a pas vu non plus comme précédemment la coalition des grands journaux dicter les choix. Les abstentionistes ont disparu ; les anciens partis politiques se sont désagrégés, et, chose remarquable entre toutes, ces clubs qui venaient d’emplir la France de bruit et de frayeur, qui semblaient devoir être des pépinières de candidats socialistes, n’ont pas même pu réunir mille voix pour un seul des orateurs qu’ils avaient mis en évidence. Les aspirations particulières, les instincts de classe, ont été se fondre dans un grand sentiment politique. Ce sentiment, quel es-t-il ?

Lorsque Jules César fut investi par le peuple de la dictature impériale, il comprit qu’un pouvoir d’inspiration et d’initiative personnelle n’était pas compatible avec des élections libres qui auraient pu opposer la volonté mobile des majorités à la volonté du souverain : il inventa les candidatures officielles et les proposa franchement. « Les comices furent partagés entre César et le peuple, dit Suétone[1]. On convint que le peuple nommerait une moitié des magistrats, et César l’autre. La formule de recommandation pour ceux qu’il voulait faire élire était écrite sur des tablettes envoyées dans toutes les tribus et contenant ce peu de mots : Moi, César, dictateur, à telle tribu, je vous recommande tels et tels pour qu’ils obtiennent de vos suffrages la charge à laquelle ils aspirent. » La réunion de ces magistratures électives composait en quelque sorte le ministère de l’époque ; il est bien évident que des agens ministériels provenant de cette origine ne pouvaient pas être responsables, et qu’au contraire, si le pouvoir avait été exercé par des hommes d’état recevant l’impulsion des comices et chargés de traduire sous leur propre responsabilité les vœux de la nation, la responsabilité du dictateur aurait disparu avec son omnipotence. César éluda la difficulté ; mais il n’avait pas à compter avec le suffrage universel : il était en présence d’un système électoral à la fois restreint et peu exigeant. Comment le suffrage universel, illimité, vigilant, ne relevant que de lui-même, tel qu’il vient de se révéler dans les élections récentes, peut-il être concilié avec l’idée césarienne ? Voilà le grand problème agité aujourd’hui au sein du corps législatif et devant la nation.


ANDRE COCHUT.

  1. Suétone, Jules César, chap. 42.