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Pologne étaient au plus haut degré conformes aux exigences d’une saine politique; mais le chevalier l’emporta sur le chef de l’état dans l’esprit du grand-maître : le chevalier Ulric de Jungingen n’eut de pensée que pour la guerre... » D’ailleurs tout semblait favoriser les « manteaux blancs » dans leurs desseins et présager à la lutte une issue heureuse et splendide. Les négociations avec Sigismond de Luxembourg, tant de fois reprises et abandonnées, venaient enfin d’aboutir à un traité secret qui promettait des résultats magnifiques. Dans l’action qu’on allait engager, le roi de Hongrie et vicaire de l’empire était appelé à jouer jusqu’à la dernière heure le rôle d’un médiateur bienveillant; à la dernière heure pourtant, il devait jeter le masque, dénoncer la paix à Jagello et procéder avec la Prusse au démembrement de la Pologne. Un subside de 370,000 florins hongrois était assuré à l’honnête allié; 40,000 furent payés sur-le-champ. « J’ai compté moi-même les pièces une à une, nous informe le bon Eberhard Windeck, le secrétaire de Sigismond, dans ses précieux mémoires; c’étaient de belles pièces, toutes marquées au grand lis (le lis d’Anjou)... » Chose curieuse, alors comme en 1866, la Prusse étonna le monde par l’abondance de son trésor et la perfection de ses armes. « J’ai toute une tour remplie d’or, aimait à dire Ulric, et plus qu’il n’en faut pour conquérir dix royaumes,.. » « Les fonderies de Marienbourg, remarque de son côté un écrivain de l’ordre, fabriquèrent à ce moment un canon d’une grandeur et d’une puissance extraordinaires, et tel que ne le connurent point les autres pays; » — c’était le fusil à aiguille de ce temps !... On ne négligea pas non plus les moyens qui pouvaient diviser l’ennemi et introduire la discorde dans son camp. On connaissait de longue date l’esprit ambitieux et délié de Witold, et l’on essaya de le détacher de la fortune de Jagello. Il était le lieutenant du roi à Wilno avec le titre de grand-duc ; on lui fit entrevoir un trône indépendant et une couronne héréditaire en Lithuanie, « son apanage légitime. » Rebuté par le fils de Keystat, on se tourna du côté de Jagello; on voulut (pensée absurde et ridicule!) lui persuader de rester « neutre » dans un conflit possible entre l’ordre et le grand-duc Witold! « Une guerre avec la Lithuanie est une guerre avec la Pologne, » répondit l’ambassadeur du roi Ladislas II, l’archevêque de Gnesen. « Merci de votre franchise, répliqua le grand-maître; c’est donc du côté de la Pologne que j’ouvrirai les hostilités; au fait, mieux vaut attaquer l’ennemi à la tête qu’aux pieds[1]... » Il attaqua aussitôt

  1. « Il faut frapper l’Autriche non pas à ses extrémités, mais au cœur, » devait dire également de nos jours la Prusse dans la fameuse dépêche Usedom au général La Marmora du 17 juin 1866.