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Schopenhauer était la constante préoccupation de M. Spielhagen et de ses personnages favoris. Le logicien, dans sa cellule de l’hospice des fous, revient peu à peu à la raison; il connaît son mal, il le commente, il l’explique, et c’est le plus sérieusement du monde qu’il révèle à son ami Oswald le dernier mot des choses humaines. Cette formule suprême, c’est la formule des ascètes si souvent invoqués par le pessimisme de Schopenhauer. La vraie sagesse a trois degrés : avant tout, il faut mépriser le monde, il faut ensuite se mépriser soi-même; enfin, — voilà le degré le plus haut de la perfection morale, — il faut mépriser le mépris dont on est l’objet, ou plus brièvement, avec la concision des formes latines, mépriser d’être méprisé : spernere mundum, spernere seipsum, spernere sperni.

Au point de vue politique et social, c’est la haine de l’aristocratie qui est l’inspiration de M. Spielhagen et la passion dominante de ses héros. Quelle est pourtant cette démocratie qui éclate en son drame à tort et à travers ? Reproche-t-il à la noblesse allemande de garder aveuglément les prétentions d’un autre âge, de ne pas vivre, de ne pas se mêler au monde, d’être une caste inutile au milieu d’une société en travail? Le reproche, fondé ou non, invoquerait au moins des principes d’un ordre élevé; mais non, rien de pareil. M. Spielhagen est jaloux de la gentilhommerie de son pays. Il attaque la noblesse par dépit de ne pas en être[1]. Une de ses hardiesses est de montrer des plébéiens plus spirituels, plus braves, plus nobles que les gens de grande naissance, comme s’il y avait là vraiment une chose miraculeuse, après quoi, par la plus naïve des distractions, il nous révèle subitement que ces plébéiens si bien doués étaient en réalité de la plus fine race aristocratique. George Allen, dans Clara Vere, était le fils du vieux lord; Oswald Stein se trouve être le fils d’un patricien opulent, et c’est à lui qu’appartient ce château de Grenwitz où il a été précepteur. Quant à ce prince russe si hautain, au fond si médiocre d’intelligence et de cœur, l’auteur semble tout heureux de prouver qu’il est le fils d’un pauvre diable. En vérité, la démocratie des hommes d’imagination est merveilleusement ingénieuse et adroite !

  1. Ce reproche, dont nous donnons ici les preuves, a été indiqué par M. Julien Schmidt dans la cinquième édition de son Histoire de la Littérature allemande depuis la mort de Lessing. A la fin du troisième volume, après avoir loué chez M. Spielhagen le sentiment poétique et l’art du conteur, M. Julien Schmidt écrit ces mots : « La haine de la noblesse chez M. Spielhagen n’est pas le sentiment du citoyen qui connaît sa force et veut remplacer une caste impuissante à remplir sa tâche; c’est au contraire une idée exagérée des avantages attachés à la noblesse, considérée comme telle, et le désir de participer à ces avantages; en un mot, c’est l’envie. »