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mée avait des deux côtés fait preuve d’une exagération impartiale. Si elle avait vu dans un seul personnage piteux plusieurs officiers anglais et dans deux négrillons une nombreuse escorte, ses cent bouches annonçaient que nous étions soixante au lieu de six, et que les Annamites de notre suite formaient une véritable armée. L’agent siamois avait été très effrayé de ces bruits, et tremblait de nous rencontrer, je ne sais trop pourquoi. De là la résolution de mettre à profit le courant du fleuve pour brûler notre campement, résolution qui n’avait pas tenu devant les apparences pacifiques de notre petite caravane. Il ne nous restait plus qu’à rire en nous rappelant la fable des bâtons flottans.

Le roi de Siam, dont notre voyage a probablement attiré l’attention sur ces contrées, a voulu connaître exactement son royaume. Il a donc, pour satisfaire cette curiosité légitime, expédié un Européen muni de chronomètres, d’un cercle, d’une boussole, et chargé de faire la topographie des provinces riveraines du Ménam et du Mékong. Cet industriel, qui voyage comme un mandarin, touche 1,000 francs par mois pour ses travaux. Il a quitté les bords du Ménam à Utharadit, par 17 degrés de latitude nord environ, et est remonté par voie de terre jusqu’à 20 lieues au-delà de Luang-Praban. Il ne s’est arrêté, nous a-t-il dit, que par égard pour le fonctionnaire siamois qui l’accompagne, lequel risquait d’avoir la tête tranchée sur les limites d’une province qui a réussi à secouer le joug de Bangkok. Ces derniers renseignemens me causèrent une intime satisfaction; ils m’arrachèrent à la torpeur où chaque jour je m’enfonçais davantage. Après de longs mois passés dans la sécurité la plus complète, sans autres incidens que nos haltes quotidiennes, sans aucun de ces périls qui enflamment l’imagination, — : les maladies abattent au lieu d’exalter les courages, — j’entrevoyais avec joie dans un avenir prochain, mais encore obscur, une existence différente. Ce passeport libellé à la chancellerie de Bangkok qui nous avait ouvert toutes les portes, qui nous avait tout rendu si facile, serait bientôt inutile ou dangereux. Nous allions voir enfin des pays où l’on décapite les Siamois. Dussé-je me faire accuser d’ingratitude, j’avouerai que j’étais charmé par cette perspective. Déjà, il est vrai, l’aspect de la nature s’était profondément modifié, mais par des transitions très ménagées. La vapeur, en nous habituant aux rapides changemens à vue, nous a rendus impatiens de ces transformations lentes qui, s’opérant d’une manière insensible, sont préparées et comme pressenties. Telle montagne qui nous aurait ravis d’admiration, si nos yeux s’étaient brusquement portés sur elle, nous laissait presque froids, parce qu’elle n’apparaissait qu’après une série de collines.

Les habitans n’étaient pas faits pour nous distraire, et j’éprou-