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est aussi le pays où, par l’effet d’une révolution victorieuse qui de ses mains puissantes a repétri toutes les têtes, certaines idées sont entrées dans le domaine public, et d’autres en sont sorties à jamais, sont démodées, hors de cours, — on ne les rencontre plus que dans les musées d’antiquités, chez les marchands de bric-à-brac. En Prusse, il en va tout autrement ; on n’y a point encore établi la prescription contre les vieilles idées ; en fait de principes, tout y est possible. A Berlin, dans cette ville de la science, vous rencontrez à chaque pas des revenans qui ne se doutent point que l’horloge de l’université a sonné midi ; la lumière ne les incommode pas, ils cheminent hardiment sans cligner des yeux. Il n’y a jamais eu en Prusse de révolution qui, s’imposant à tous les esprits avec l’évidence d’un fait accompli et irréparable, ait bouleversé et entremêlé toutes les couches sociales, renouvelé l’opinion publique et l’âme de la nation. Les idées démocratiques et constitutionnelles y ont pénétré du dehors ; ces importations étrangères ont fait un silencieux et rapide chemin parmi les classes moyennes, elles ont été répudiées avec horreur ou mépris par tous les privilégiés. Ces notions élémentaires de la société moderne, qu’on appelle les principes de 89, et qui sont le bien commun de tous les partis en France et de tout ce qui pense en Europe, vous n’en trouveriez pas trace dans ces têtes carrées et casquées qui composent le grand parti conservateur prussien. Ne leur parlez pas d’accommodemens, de transactions ; la révolution est pour elles le choléra-morbus, on ne traite pas avec le choléra. L’homme qui se chargea de rédiger et de proclamer leur credo politique, le fameux professeur Stahl, ne fit que traduire en allemand et en luthérien Joseph de Maistre et de Bonald. Encore les a-t-il expurgés : les fantaisies géniales de l’un, les hardiesses spéculatives de l’autre l’inquiétaient : tous deux lui semblaient avoir trop d’esprit, bien que lui-même en eût beaucoup ; mais il avait mis le sien au régime de la discipline prussienne et d’une vieille orthodoxie qui catéchisait : on ne saurait lui reprocher d’avoir jamais exposé son drapeau par aucune imprudence, de l’avoir jamais déshonoré par aucun compromis. Des partis qui ne s’accordent rien et ne s’accordent sur rien, des corps de doctrines armés en guerre et qui sont condamnés à la lutte à outrance et sans merci, voilà le spectacle que présente la Prusse et qui fait de l’héritage du grand Frédéric un pays de gouvernement difficile et périlleux.

Le parti conservateur prussien, qu’on appelle aussi le parti féodal, le parti de la Croix, le parti des junker ou des hobereaux, est un phénomène. curieux et qui ne ressemble à rien. On n’en peut trouver l’analogue dans le vieux torysme anglais, qui, en dépit de ses préjugés, est trop rompu au maniement des affaires, au grand