Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/849

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
843
LA MÉDECINE MILITAIRE.

la guerre sème sous ses pas, il faut ajouter à la dépense le remplacement du matériel qu’on a usé, et les pensions trop méritées qu’il faut payer aux soldats blessés ou décorés. La paix la plus glorieuse amène toujours à sa suite l’augmentation du budget normal de la guerre et de la marine. Nous en savons quelque chose. Ce n’est pas tout : « la guerre, a dit justement Jean-Baptiste Say, coûte plus que ses frais, elle coûte tout ce qu’elle empêche de gagner. » C’est le travail brusquement interrompu et le commerce paralysé ; c’est, après la victoire comme après la défaite, un surcroît de dette publique, c’est-à-dire un impôt perpétuel qui grève l’industrie, renchérit la production et diminue d’autant la consommation. Depuis un demi-siècle, nous payons chaque année la rançon de 1815, et dans cinquante ans le budget de la dette publique ne permettra pas à nos enfans d’oublier nos victoires, enfin, c’est la sécurité publique pour longtemps ébranlée, c’est-à-dire la diminution du travail, grande cause de misère. Voilà ce que coûte la gloire ! Trop heureux les peuples s’ils en étaient quittes à ce prix, et si la guerre, qui vit de leurs dépouilles, ne leur prenait pas encore le plus pur de leur sang.

Quand on emploie tant d’argent à perfectionner l’art de détruire les peuples, il est difficile qu’on n’en arrive pas au résultat désiré. M. Leroy-Beaulieu estime a près de 1 million 800, 000 le nombre d’hommes que, de 1853 à 1866, la guerre a emportés par le fer, le plomb ou la maladie. Dans ce chiffre, les Américains comptent pour 800, 000 hommes, le million restant est à la charge de l’Europe. La Crimée nous a coûté plus de 95, 000 soldats ; l’Italie près de 8, 000 ; ajoutons-y ceux qui sont tombés au Mexique et dans les autres expéditions d’outre-mer, nous serons modérés en n’évaluant qu’à 120, 000 hommes les pertes de l’armée française en quatorze ans. Cent vingt mille jeunes gens, la fleur et la richesse du pays, morts, non pour défendre la patrie menacée, mais pour servir des combinaisons politiques plus ou moins heureuses ! — Sans être ni un mécontent ni un philanthrope, on peut regretter tant de sang versé.

Les princes qui de notre temps font si facilement la guerre pour agrandir leurs états ou ajouter à la gloire de leur nom s’enfoncent dans l’ornière du passé. Ils ne se doutent pas combien les idées ont changé ; autrement ils n’appelleraient pas sur leur tête une responsabilité terrible. Autrefois, sans remonter plus haut que le règne de Louis XIV, le peuple ne comptait pas ; on n’avait point à s’inquiéter de l’opinion, ou, pour mieux dire, l’opinion était complice de la guerre et du pouvoir absolu. Prenez les écrits les plus sérieux du XVIIe et du XVIIIe siècle, lisez les prédicateurs, les moralistes, les jurisconsultes, — écoutez l’avocat-général Séguier repoussant, en