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et de Vat-Phou, les Cambodgiens ignoraient l’art de construire les voûtes ; ils ne savaient que placer des blocs en encorbellement. Les Chinois sont plus habiles ; construite par eux, la voûte du pont de Muong-Long est élégante et solide. Le parapet était orné de lions sculptés, renversés aujourd’hui. La clé de voûte fait encore saillie des deux côtés comme une gargouille. Les Chinois, repoussés peu à peu de ce pays, ne sont plus là pour entretenir des œuvres dont les Laotiens profitent, sans être même capables d’étayer une pierre qui tombe ou de relever un mur écroulé. — Sauf ce pont et la chaussée dallée qui y mène, Muong-Long a d’ailleurs une physionomie très laotienne. Les maisons, faites des mêmes matériaux qu’au Laos, ont toujours le même style, les habitans ont aussi les mêmes costumes : pantalons larges, veste, turban autour du chignon, poignard passé dans la ceinture. A peine étions-nous arrivés, que les curieux nous entouraient ; les vendeurs assiégeaient notre porte. Nous distinguâmes parmi eux deux femmes au vêtement long, aux pieds imperceptibles enfermés dans des souliers microscopiques. C’étaient des Chinoises, de vraies Chinoises ! Il n’y avait plus à en douter, ces femmes aux pieds mutilés et ce pont en pierre, n’était-ce pas le symbole d’une civilisation différente ? n’étions-nous pas hors du Laos ? Vénus Astarté sortant du Nam-Ga, le Parthénon apparaissant tout à coup derrière les bambous, n’auraient pas charmé nos yeux et fait battre nos cœurs plus que ce simple pont, long de 10 mètres, et ces pauvres marchandes au teint hâlé et aux membres grêles. Quinze mois de fatigues, de privations et de souffrances sont en un instant oubliés. La Chine ! c’était le but du voyage et c’était aussi le commencement du retour. Cependant nous n’y étions pas encore. Bien que sortis du Laos birman, nous n’avions pas, à vrai dire, mis le pied sur le territoire chinois. Muong-Long est le premier des douze muongs qui forment le royaume de Sien-Hong, ce troisième état fondé par les Laotiens du nord. Ceux-ci n’ont pas, en droit, gardé là leur indépendance plus qu’à Sien-Tong et à Muong-Lem ; mais tributaires de deux puissances ennemies, ils jouissent en fait d’une autonomie plus grande. Nous nous trouvions être à la fois à la merci des mandarins birmans, laotiens et chinois. Le chef du village se montra d’abord fort empressé, et, sur la demande de M. de Lagrée, fit battre le tambour pour nous rassembler des porteurs. Au moment où nous allions partir, survint une lettre adressée par le roi de Sien-Hong au mandarin de Muong-Long, son inférieur, et contenant sans explication ces simples mots : quand les Européens arriveront chez vous, vous les prierez de reprendre la route par laquelle ils sont venus. — Ce coup de massue asséné sur la tête écrasa notre enthousiasme naissant et nous rappela que la lutte n’était pas finie.