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épopée nationale qui reportait les esprits aux beaux temps de la république. Pline le Jeune et Tacite obtenaient tour à tour la dignité de préteur ; Quintilien touchait une pension de 20,000 francs jusqu’au jour où l’empereur le supplia de quitter sa retraite pour élever ses petits-neveux. Domitien, qui ne devait point cacher plus tard son aversion pour la poésie, faisait lui-même des vers, s’il est vrai qu’on doive lui attribuer la traduction des Phénomènes d’Aratus, que l’on avait longtemps crue l’œuvre de Germanicus. Il envoya en Égypte un certain nombre de savans et de copistes qu’il chargea de transcrire les manuscrits de la bibliothèque d’Alexandrie.

C’est donc un spectacle vraiment édifiant que le début du règne de Domitien. — Ce prince, dont l’éducation avait été mauvaise, la jeunesse vicieuse, les instincts violens, parvint à se maîtriser pendant plusieurs années. Sa vive intelligence lui fit comprendre les avantages d’une telle transformation, et il triompha de lui-même. Ses passions cédèrent devant une passion plus puissante, dont la noblesse peut être contestée, mais qui n’en est pas moins un des grands mobiles de l’humanité, l’envie. Tout en continuant l’œuvre de son père et de son frère, il voulut les effacer tous les deux. Pouvait-il réussir ? N’était-il pas trop intelligent pour être vraiment débonnaire ? Sa pénétration et l’inévitable dégoût qu’inspire un troupeau d’esclaves ne l’auraient-ils pas incliné peu à peu vers la sévérité ? La douceur d’être aimé ne se serait-elle pas émoussée tous les jours, tandis que l’impatience du frein aurait grandi ? Nous n’avons point à résoudre cette hypothèse, puisque Domitien fut brusquement arraché à ses vertueuses résolutions. Sa volonté lui échappa, le désordre fut introduit dans son esprit, et aussitôt le désir de faire le bien fut remplacé par la colère, le mépris, le soupçon, la soif de la vengeance. Quelle cause terrible ou frivole produisit un tel changement ? Quelle maladie physique ou morale livra un nouveau césar à l’action fatale du césarisme ? Il est toujours instructif pour l’humanité d’apprendre combien ceux qu’elle laisse diriger le monde sont le jouet des événemens, par quel lien précaire leurs passions sont retenues, et quelle blessure suffit pour les transformer en véritables monstres.


II

Si Domitien avait eu vingt-deux ans, comme jadis Caligula, ou dix-sept ans comme Néron, s’il avait été le jouet de ses ministres, de ses maîtresses ou de la folie, on concevrait que son âme sans consistance eût fléchi sous le fardeau ; mais il avait trente et un ans en montant sur le trône, il avait été éprouvé par la pauvreté et les vicissitudes les plus opposées ; il n’avait point de ministres, il