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mais n’avait pas encore desserré les lèvres. Le visage n’était point décomposé, l’œil était calme, la pâleur n’avait rien d’excessif ; l’âme qui habitait ce corps robuste, modelé avec une vigueur élégante et destiné à vivre cent ans, n’éprouvait évidemment ni colère ni révolte ; elle était résignée, préparée, et peut-être, malgré l’inévitable angoisse, satisfaite d’être enfin délivrée. Lorsqu’il fut vêtu et chaussé, l’homme fit un imperceptible mouvement de tête qui signifiait : me voilà, marchons ! En ce moment, le chef de la sûreté lui dit : « Avez-vous quelque chose à révéler qui puisse éclairer la justice ? » Alors et pour la première fois depuis qu’on avait pénétré dans sa cellule, il parla. Il récrimina contre un témoin qu’il accusait de « son malheur, » contre sa propre fille, qui l’avait cruellement chargé pendant l’instruction et les débats. Le prêtre s’approcha, mettant un doigt sur ses lèvres avec un geste de silence, l’entraîna dans un coin, et lui murmura quelques mots à l’oreille. Le malheureux inclinait la tête, mais sans faiblesse ; pendant quelques secondes, il ferma les yeux comme pour mieux se pénétrer des paroles qu’il entendait. Tous les assistans étaient silencieux et recueillis. On fit un signe au prêtre, qui comprit. Le condamné, debout, jeta un regard sur sa cellule, et un faible frémissement passa sur ses lèvres serrées ; il s’approcha de deux gardiens et leur dit en tendant vers eux ses mains emprisonnées dans les manches fermées de sa camisole : « Adieu, vous avez été bons pour moi, je vous remercie. » L’un d’eux, un jeune homme, se détourna pour cacher ses larmes et ne put répondre ; l’autre, un vieillard tout blanc, éclata en sanglots.

On s’écarta devant l’homme, qui prit la tête du cortège, ayant à ses côtés un gardien et l’aumônier. Tous les assistans suivirent. Dès qu’il eut franchi le seuil de son cabanon, il se trouva dans la grande antichambre qui précède les trois cellules spécialement réservées aux condamnés à mort, cellules de lugubre mémoire, où Pianori, Orsini, Verger, La Pommeraye, Philippe, Lemaire, Avinain et tant d’autres ont vécu leurs dernières heures. L’aumônier entraîna rapidement l’homme dans une des cellules entr’ouvertes, et referma la porte sur lui ; là, sans doute, en vertu du pouvoir qui lie et délie pour la terre et pour le ciel, il donna l’absolution à celui qui n’avait plus rien à attendre que de Dieu. Il dut lui imposer les mains et prononcer les paroles d’espérance extra-humaine qui font le cœur vaillant et raffermissent les courages près de défaillir. Cela ne dura pas une minute, car les instans étaient comptés ; la mort et la justice doivent se rencontrer exactement au rendez-vous qu’elles se donnent. On se remit en marche, on traversa le portique qui longe le petit jardin, où les lilas frissonnaient au souffle de l’aigre brise du matin ; on monta l’escalier étroit et tournant. L’homme