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pays singulier, riche en lacs et en chevaux, gouverné par la plus ancienne maison de l’Europe, laquelle se pique de remonter à Genséric, roi des Vandales, — petite Chine en miniature, protégée contre les tempêtes par une invisible, mais impénétrable muraille, pays où fleurit je ne sais quel absolutisme féodal et consistorial dont le solide tempérament défie les autans, les années et les révolutions. Dans ce monde, tout est comparatif. On sait que les Lapons atteints de la poitrine s’en vont, par ordonnance du médecin, passer les hivers à Saint-Pétersbourg. Ce que demandent les libéraux mecklembourgeois les plus avancés, c’est la liberté comme à Berlin. Mecklembourg-Schwerin et Mecklembourg-Strelitz eussent été les plus malheureux des Vandales, si en leur qualité de membres de la confédération du nord ils avaient dû faire à leurs paysans quelques concessions libérales. — M. de Bismarck n’imposa rien de pareil aux descendans de Genséric. Il immola généreusement à leurs scrupules grand-ducaux et à la constitution mecklembourgeoise de 1755 la tendresse qu’il a toujours portée aux droits de l’homme et à la constitution française de 1791. Il poussa même la délicatesse jusqu’à bannir de la charte fédérale toutes ces garanties qui sont contenues dans le titre II de la charte prussienne, et qui assurent aux sujets du roi Guillaume la liberté de conscience, l’inviolabilité du domicile, le droit de penser, d’écrire et d’imprimer. Sans doute ce sacrifice lui coûta. Il faut savoir faire quelque chose pour ses alliés.

Si l’humeur accommodante de M. de Bismarck à l’endroit des garanties constitutionnelles faisait le compte du Mecklembourg, cela n’importait guère d’ailleurs à la plupart des autres états, qui n’avaient rien non plus à objecter à une confédération très libérale, pourvu qu’elle fût vraiment fédérative, aussi économique que possible, aussi peu militaire que le comportaient les exigences de la situation. On dissertait, on discutait, on se débattait. M. de Bismarck, tout éperonné, tout botté, dut s’échauffer plus d’une fois et monter sur ses grands chevaux pour avoir raison de ces argumentateurs plaintifs ou revêches. Les feuilles officieuses mettaient le public dans la confidence de ses hautains mécontentemens. Après tout, n’était-ce pas trop de condescendance de raisonner avec des principicules et des sénats qu’on tenait sous son talon ? Il suffisait d’ordonner. Les plénipotentiaires le savaient bien. Ils ne se cabraient point, ils acceptaient le licou, ils demandaient seulement qu’on le rallongeât un peu : on allait les étrangler, et ne faut-il pas que chacun vive ? M. de Bismarck aurait pu leur répondre qu’il n’en voyait pas la nécessité. Plusieurs séances, dit-on, furent vraiment orageuses. Le 23 décembre, la conférence se prorogea sans qu’aucune décision eût été prise et