Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/719

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Aux premières notes aiguës de la flûte, j’entendis comme un son de boyaux ratissés, de pommes mûres sous le pressoir, un remuement de tonneaux pleins de salaisons, de buffets qui s’ouvrent, de cruches d’huile qu’on débouche, de cerceaux de barriques à beurre qu’on fait sauter. Et il me semblait ouïr une voix plus douce que la harpe et le psaltérion, qui nous appelait et nous disait : rats, réjouissez-vous! Le monde est devenu. comme un vaste magasin de conserves! Ainsi, mangez, rongez, grignotez! Venez goûter, déjeuner, souper, dîner, faire votre luncheon. Juste au moment où un énorme poinçon de sucre, tout ouvert, brillait comme un soleil, glorieusement, à ma portée, juste comme il semblait me dire : viens, fais ton trou! je sentis le Weser qui roulait sur moi ses eaux. »


Quand la ville est débarrassée de ses redoutables ennemis, le bourgmestre se repent du marché qu’il a fait. Mille guilders pour un preneur de rats! Y pense-t-il? On lui en offre cinquante, et l’on trouve encore qu’il est bien payé; mais le joueur de flûte ne l’entend pas ainsi. Puisque c’est de la sorte que vous tenez vos promesses, prenez garde à vous, gens de Hameln ! Le musicien sorcier descend une seconde fois sur la place. Trois sons ravissans de sa flûte furent un appel d’un nouveau genre. Aussitôt ce fut un bruissement, un tumulte de foule joyeuse qui se presse, qui se hâte et se pousse, un trépignement de pieds menus, un clapotis de sabots, un claquement de petites mains, un caquet de petites langues : comme des poules, quand la fermière jette des poignées d’orge, on vit les enfans accourir, tous les enfans, filles et garçons, petits blondins aux joues roses, aux yeux brillans, aux dents comme des perles, sautillans et bondissans. Ils couraient ensorcelés après la musique séduisante avec des cris et des éclats de rire. Allaient-ils se noyer dans le Weser? Non; ils sont entraînés vers le mont Koppelberg (Koppenberg, dit M. Mérimée), un grand rocher qui s’élève à pic et domine la ville. Aucun moyen de les retenir; mais la montagne sourcilleuse les arrêtera sans doute. Or voici qu’un antre ouvre sa voûte devant eux et se referme quand ils sont entrés! Les pauvres gens de Hameln n’ont plus d’enfans. Ici encore M. Browning n’a fait que broder d’agréables vers sur le texte allemand: cependant, comme plus haut, il n’a pas voulu être le principal conteur du dénoûment. Il a sauvé de la déroute générale un témoin pour exprimer, comme le faisait le rat tout à l’heure, la part qu’il a prise au délire de tous. Boiteux et courant avec peine, celui-ci n’est pas arrivé à temps pour être enseveli dans les flancs de la montagne, et il en est demeuré tout triste jusqu’à la fin de ses jours.


« Notre ville est bien maussade depuis que mes camarades l’on