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part des hommes d’état de Manchester. Le noble lord n’a pas rendu service à l’ordre élevé auquel il appartient, il n’a pas travaillé à la popularité de cette aristocratie dont il est une des gloires, quand il a lancé ses petites épigrammes contre cette classe nombreuse et puissante de citoyens. Au lieu de répondre par la courtoisie à la modération exemplaire, à l’attachement respectueux, à l’humble confiance qu’ils ont déployés dans les pétitions qu’ils sont venus déposer aux pieds de vos seigneuries, il a cru l’occasion favorable pour se draper avec orgueil dans la supériorité de ses études classiques, et pour parler avec mépris des connaissances que ses humbles compatriotes possèdent dans les matières bien autrement importantes de la législation pratique. Pour moi, je sais fort bien ce qui leur manque, et je ne donnerais à aucun d’eux le conseil de tourner des épigrammes en latin ou même en anglais, en vers ou même en prose; mais quant à prendre l’avis du noble lord sur quelqu’une de ces questions qui touchent aux intérêts commerciaux de notre pays, et quant à faire entrer ces avis en balance avec les opinions rationnelles, judicieuses, réfléchies, de ces honnêtes gens qui suivent les inspirations de leur bon sens sans chercher à les raffiner, ce serait là de ma part une flatterie ou un aveuglement auxquels ni la courtoisie ni l’amitié ne sauraient servir d’excuse. »

Quand on songe à l’influence que les doctrines de l’école de Manchester ont exercée sur la politique de l’Angleterre et à la situation que l’ancien représentant de cette cité, M. Bright, occupe aujourd’hui au sein du cabinet britannique, on ne peut s’empêcher d’admirer ce qu’il y a dans ce passage, non-seulement d’éloquent, mais de prophétique. Par malheur, la péroraison du discours de Brougham fut marquée par un artifice oratoire dont l’effet manqué tourna au burlesque. « Par tout ce que vous avez de plus cher au monde, s’écria-t-il, par tous les liens qui vous rattachent à notre commune patrie, je vous adjure solennellement, je vous implore, je vous supplie à genoux, oui, à genoux, ne rejetez pas ce bill. » Et, se laissant tomber à genoux, il joignit les mains et demeura ainsi comme en prière devant la chambre des lords. Arraché à l’orgueil d’un Grey, à la froideur d’un Robert Peel, pareil mouvement eût produit peut-être une vive impression; mais, de la part de Brougham, on crut trop à la préméditation, et un sourire effleura les lèvres de ses adversaires, tandis que ses amis, un peu confus, cherchaient à le relever. Eût-il été plus sobre dans ses effets, Brougham ne fût point au reste parvenu à ramener la chambre des lords, dont le parti était pris bien avant la discussion. Le bill fut rejeté cette même nuit par une majorité de 41 voix. Il fallut plusieurs mois de luttes et de discussions nouvelles, dans lesquelles Brougham joua un rôle utile