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porté dans quelque nécropole du désert libyque. À travers ce cimetière si différent de ce qui se voit chez nous passe la route qui conduit à une exploitation de lignite, ressource précieuse pour ce pays déboisé où le froid est vif. De petits toits en chaume recouvrent les orifices au-dessus desquels quatre hommes travaillent tout le jour à descendre dans les puits des paniers vides et à remonter ceux que les mineurs ont remplis. Ces puits sont consolidés par des cadres en bois ainsi que les galeries horizontales, dans lesquelles on a refusé de nous laisser pénétrer.

Rassurés par la visite que le gouverneur s’était enfin déterminé à nous faire, les autres mandarins accoururent eux-mêmes les mains pleines de présens. À les entendre, la conduite du peuple de Lin-ngan les avait navrés de douleur, et ils gémissaient de n’avoir pas pu proportionner le châtiment à l’offense. Cet aveu d’impuissance ne nous était pas suspect quand nous voyions la foule envahir à notre suite les cours des yamens, remplir les salles d’audience ou se tenir aux fenêtres, et, pour plus de commodité, déchirer les carreaux[1]. Les fonctionnaires, résignés, honteux, attendaient pour parler eux-mêmes la fin d’un grossier éclat de rire ou d’une conversation bruyante. Nous ne nous méprenions pas sur le sens de cette incroyable tolérance, qui s’expliquait bien mieux par la peur que par la philanthropie. Il suffit d’un caprice de mandarin pour faire bâtonner ou décapiter un homme, pourtant on n’ose guère affronter la foule. Les choses se seraient sans doute passées autrement dans le palais du gouverneur, mais celui-ci nous avait si mal reçus que M. de Lagrée quitta la ville sans prendre congé de lui.

La route directe de Lin-ngan à Yunan-sen étant coupée par les rebelles, nous dûmes rétrograder jusqu’à Sheu-pin, où l’on nous fit de nouveau un accueil plein de bonne grâce et de cordialité. Le lendemain, quand nous partîmes, le mandarin principal voulut nous accompagner en personne jusqu’à l’extrémité de la plaine, et là il sortit de sa chaise pour nous faire ses adieux. — Les montagnes nous montrent bientôt le même aspect uniforme et sévère ; la terre rouge apparaît entre les lignes peu serrées des cyprès et des pins. Certains versans abrupts sont profondément couturés par les eaux. Nous passons sur un col tellement rongé, que la place d’un sentier étroit reste à peine au-dessus de l’abîme. Depuis longtemps, nos étapes quotidiennes peuvent se résumer en quelques mots : monter d’abord, suivre ensuite une route droite ouverte aux flancs des montagnes, et enfin descendre dans une gorge ou dans une vallée pour chercher un gîte dans les villages. Les habitans de ces hameaux,

  1. Le verre, resté en Chine un objet assez cher, est souvent remplacé par du papier.