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extrêmement difficile de déterminer les points de départ des diverses séries d’événemens historiques. C’est l’enchaînement si serré de ces rapports qui trompe la vue de nos modernes philosophes et leur fait prendre pour décrété par les puissances immuables ce qui a été le plus souvent décrété par les changeantes passions, et pour fatal selon l’éternité ce qui souvent n’a été fatal que selon le hasard. Il y a non-seulement des séries entières d’événemens, mais encore des cours entiers de civilisations qui sont le résultat d’un accident néfaste que souvent son auteur n’avait ni prévu ni désiré. L’exemple de Narsès m’a toujours paru singulièrement propre à faire réfléchir. Qui croirait que la tournure générale qu’a prise notre civilisation européenne, que les institutions les plus générales de nos sociétés, que le double gouvernement des peuples modernes par l’église et par l’état, que les destinées de l’Italie ont tenu à une rancune et à un désir de vengeance de Narsès? Rien n’est pourtant plus vrai. Après une guerre glorieuse où l’un de ses exploits fut précisément de reprendre Cività-Vecchia sur le Goth Totila, Narsès avait mis fin au royaume fondé moins d’un siècle auparavant par Théodoric. Ainsi l’Italie, débarrassée de la contrainte barbare, était redevenue maîtresse de ses destinées, l’empire d’Orient dominait seul, et l’on put croire que Rome se relèverait enfin de son abaissement; mais, de même qu’une paille suffit pour faire rompre la barre de fer la mieux forgée, c’en fut assez d’un geste offensant pour faire évanouir toutes ces espérances. Un jour, à la suite de quelques récriminations, l’impératrice envoya une quenouille à Narsès comme pour l’inviter à filer avec les femmes. Le vieux lion fait sous l’injure un bond muet, et du fond de sa villa de la Grande-Grèce, promenant ses yeux sur le monde, il les arrête sur les hordes des Lombards, le dernier flot que le réservoir de la barbarie eût lâché sur l’Europe. Il leur fait signe, et détruit de ses mains son propre ouvrage. Et maintenant suivez la série des événemens immenses qui ont pris leur principe dans cette fatale insulte de l’impératrice Sophie. Si les Lombards ne s’étaient pas établis en Italie, le saint-siège n’aurait pas été menacé, les expéditions de Pépin et de Charlemagne n’auraient pas eu de raison d’être, l’empire d’Occident sous forme germanique et ayant son centre hors de l’Italie, l’empire fuora muri romani n’aurait jamais existé, la puissance temporelle des papes n’aurait pas été fondée, et alors plus de double gouvernement du monde par l’empire et par l’église, plus de division de l’Italie en g elfes et en gibelins, plus de sociétés du moyen âge avec les formes qu’elles ont revêtues. Que de choses ont tenu à cette fatale quenouille, à moins que cela encore, à ce mouvement de barbarie cupide qui, de nombreuses années avant cette querelle de palais, avait poussé un trafiquant syrien à mutiler un enfant né avec