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Michel-Ange a divisé en deux classes ses prophètes et ses sibylles, les inspirés et les passionnés. Sur le côté de la voûte qui commence à la Libyque et finit à la Delphique, il a placé ceux qui furent prophètes par l’enthousiasme de l’esprit, la force de l’intelligence, le labeur de la recherche patiente, en un mot par toutes les qualités qui constituent le génie humain. La Libyque, voyante sereine, déroule avec un beau geste le parchemin de ses révélations, qui sans doute se composent de traditions conservées au désert ou de vérités dues à l’intuition contemplative : « il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu. » La Delphique, voyante convulsionnaire, est une belle fille nerveuse qui paraît épuisée par les oracles obscurs, incertains, sortis avec effort de son sein, au milieu des spasmes de l’hystérie. La figure d’Isaïe exprime le génie de la méditation et des longues rêveries, il est comme ravi hors de lui-même, comme enveloppé dans la lumière de sa vision, et il semble écouter, radieusement absorbé, les paroles de la bonne nouvelle qui retentissent à son oreille avec une harmonie céleste. Au contraire c’est le feu de l’enthousiasme qui transporte le jeune Daniel; un frémissement sacré semble parcourir tout son être comme une volupté ineffable. L’esprit de Dieu circule dans ses veines, ses cheveux se dressent légèrement comme hérissés par le transport intérieur, ses lèvres remuent, et il s’en échappe un torrent d’éloquence qui jaillit en cascades d’images, ou s’épanche comme un large fleuve, clair miroir qui reflète de belles et complètes visions. Cependant la figure la plus extraordinaire de cette famille d’inspirés, c’est peut-être la Cuméenne. Ah ! celle-là n’est point une inspirée par la grâce de la nature et par l’esprit de Dieu. C’est une énergique virago du bas peuple de Florence et da Rome; mais, si ses dons sont faibles, son désir de savoir est fort. C’est une chercheuse patiente, laborieuse, studieuse. Elle creuse l’avenir avec la lente pesanteur d’un buffle creusant son sillon dans la campagne italienne. De ses poings robustes qui assommeraient un géant, elle tourne méticuleusement les feuillets de son livre, et semble dire : « Est-ce le passage? Non, pas encore; mais il doit y être, je trouverai certainement. » Salut, sibylle de l’Occident, patronne des travailleurs pâlis sur les livres, des voyans par la grâce de la fatigante analyse et de la patiente comparaison !

Sur l’autre côté de la muraille sont rangés les passionnés, c’est-à-dire ceux qui furent prophètes par l’intensité de leurs sentimens, par la force de leur cœur, par les orages de leur âme, par l’inébranlable fermeté de leur constance, enfin par toutes les qualités qui constituent l’être moral. Ceux-là sont les violens qui, selon l’Ëcriture, enlèvent le royaume des cieux, et par ce mot de violens il faut entendre quiconque se porte avec excès vers le bien, et engage avec une entière sincérité son être entier au service de ses sentimens.