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MALGRÉTOUT

geurs. J’attendis avec patience, et on me conduisit dans une petite chambre au troisième étage, où je me fis apporter du thé et où, après m’être assurée que j’étais bien enfermée, je m’endormis, très lasse, mais plus calme que je ne l’avais été depuis longtemps. On m’avait demandé si je partais le lendemain matin et s’il fallait m’éveiller. J’avais répondu que je comptais partir, mais que j’avais l’habitude de m’éveiller moi-même. Vers une heure du matin, un tumulte se fit au dehors et de grandes clartés passèrent sur mes rideaux. Je crus à un incendie, je me soulevai, je prêtai l’oreille ; parmi les cris confus d’une foule qui se rapprochait rapidement, je distinguai nettement ces mots : — Abel, Abel ! vive Abel !

Sans respirer, sans réfléchir, je passai vite un vêtement, et j’ouvris la fenêtre. La foule entourait une voiture dont on avait dételé les chevaux et que des jeunes gens traînaient en mêlant leurs cris à ceux d’un public enthousiaste. D’autres jeunes gens portaient et agitaient des flambeaux. Je compris qu’Abel sortait d’un théâtre où il avait électrisé tous les cœurs, et qu’on le ramenait en triomphe. La voiture se dirigeait vers l’hôtel. Elle s’y arrêta. Les gens de la maison sortirent aussi avec des torches pour le recevoir. Il eut peine, lui, à sortir de sa voiture, on l’entourait, on l’étouffait, tous voulaient lui serrer la main. J’entendis qu’on lui criait : la Demoiselle ! la Demoiselle ! encore la Demoiselle ! Il s’exécuta de bonne grâce et promit de la jouer sur son balcon, quand on lui permettrait de rentrer chez lui. Ses paroles accentuées arrivaient nettes à mon oreille. Il entra, suivi d’une douzaine de personnes des deux sexes, et cinq minutes après il était sur le vaste balcon du premier étage, juste au-dessous de moi, avec ces personnes, qui semblaient ne devoir pas le quitter. La foule attendait sur la place. Abel prit son violon, préluda un instant et joua mon air, la Demoiselle, avec un sentiment exquis. Il l’avait mis en variations, il en joua deux, et fut applaudi avec transport. Je crois qu’il y avait là quatre mille personnes au moins, qui se taisaient comme charmées, et ne perdaient pas la plus fine nuance de l’exécution merveilleuse. On criait encore, encore ! — Il demanda grâce, déclara qu’il n’en pouvait plus, qu’il mourait de faim et réclamait la permission de souper. Il remercia son public, qui l’acclama longtemps et s’écoula à regret. Il était rentré sans fermer la croisée, et j’entendais sa voix vibrante crier aux garçons : Du bon vin surtout, et beaucoup !

On ferma tout, et je n’entendis plus que les allées et venues des domestiques servant le souper, montant et descendant les escaliers à la hâte avec un cliquetis d’ustensiles et des portes bruyamment ouvertes et fermées. J’essayai vainement de me rendormir. Cette rencontre imprévue ressemblait à un incident de roman ; mais mon