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gagné, orgueilleux de ce qui ne vous appartient pas, mendians insolens qui glanez le champ des premiers inventeurs et qui pillez leurs ruines, comparez, si vous l’osez, vous qui célébrez vos découvertes avec tant de pompe, l’algèbre avec le langage, l’imprimerie avec l’écriture, votre science avec les simples calculs de ceux qui les premiers regardèrent le ciel, vos steamers avec la première barque à laquelle un audacieux mit une voile et un gouvernail ? Que sont vos ingénieurs et vos chimistes auprès de ceux qui vous ont donné le feu, la charrue et les métaux ? Vous avez fait de tout cela des présens divins, vous avez eu raison. Pourquoi donc êtes-vous si arrogans ? Je vois grandir la pyramide que vous n’avez pas commencée et que vous n’achèverez pas ; mais le dernier ouvrier qui s’assoira fièrement sur le faîte sera-t-il plus grand que celui qui en a posé le premier bloc ? Racontez-moi pour la millième fois vos ennuyeuses histoires, et, si les grandeurs passées ne vous suffisent pas, anticipez l’avenir, ne craignez pas de prophétiser. Variez les changemens de scène, multipliez les acteurs, appelez les masses humaines sur le théâtre, inventez, si vous avez l’imagination assez riche, des péripéties. Ces histoires sont comme les drames de Gozzi : les motifs, les incidens changent dans chaque pièce et ne se reproduisent jamais, il est vrai ; mais l’esprit de ces incidens est invariable, la catastrophe prévue, les personnages toujours les mêmes. Voici, en dépit de toutes les expériences et de toutes les corrections, Pantalon toujours aussi lourd et aussi avare, Tartaglia toujours aussi fripon, Brighella toujours aussi lâche, Colombine toujours aussi coquette et aussi perfide. Heureusement ils trouvent un parterre prêt à applaudir la pièce du jour, parce qu’il ne se souvient plus de celle qu’il a vu jouer la veille. Les yeux charmés et la bouche béante, les spectateurs suivent avec ravissement et pleins d’attente le progrès des choses jusqu’au dénoûment, dont la monotonie les étonne sans les décourager. »

Il parla encore longtemps sur toute sorte de sujets, et entre autres sur les phénomènes magiques, auxquels il prenait beaucoup d’intérêt. La salle où nous étions s’était vidée peu à peu ; le silence s’était fait autour de nous. Beaucoup de ses raisonnemens me paraissaient faibles, et j’aurais voulu répondre ; mais, soit que la fumée de tabac dont l’atmosphère était imprégnée me portât au cerveau, soit que ses discours bizarres eussent fini par m’étourdir, des vertiges inconnus me gagnaient à mesure que j’essayais de suivre cet étrange raisonneur. Je le quittai fort tard, et il me sembla, longtemps après l’avoir quitté, être ballotté sur une mer houleuse, sillonnée d’horribles courans. Cette conversation, qui avait été plus d’une fois obscure pour moi, demeura profondément gravée dans