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sensibles à celui des idées, le monde des phénomènes à la réalité en soi. Le pessimisme de Schopenhauer est la traduction morale de ces conceptions métaphysiques.

Dans les livres de l’Inde, la vie est représentée comme un songe ; pour Schopenhauer, elle est un cauchemar, et c’est afin de nous conduire doucement au sommeil sans rêve qu’il se fait le théoricien du quiétisme. Ce mépris versé à pleines mains sur la civilisation et sur ses œuvres, cette théorie de la souffrance et du néant exposée non par un prêtre, mais par un philosophe qui prétend en donner les raisons spéculatives et la preuve expérimentale, ont quelque chose de piquant. Dans le décri des systèmes, celui-ci, qui semblait le rire éclatant d’un démon sur l’immense fiasco de l’univers, était bien fait pour réveiller l’attention blasée. Aussi voyez la bizarrerie de la rencontre. C’est au bout de quarante années qu’il sort de l’obscurité, dans un moment où les ambitions sont fébrilement excitées, où l’homme traite la nature en conquérant, la surmène, se flatte d’en arracher tout ce qu’il voudra, où tous, gonflés de leur droit, demandent à grands cris que la vie soit bonne. Prenez garde : si l’homme est bon, si la nature est bienfaisante et prodigue, quel étonnement mêlé de colère ne va pas susciter l’homme qui fera par hasard exception à cette bonté universelle ! Quelle indignation ne provoqueront pas le moindre mécompte, la plus légère inégalité, la plus petite prévention, contre ceux qui trompent le vœu de la nature en s’en appropriant les bienfaits ! Comment ferez-vous pour ne pas quereller perpétuellement le destin ? Eh ! pauvres gens, travaillez, trémoussez-vous, épuisez vos forces et votre esprit pour arriver tout au plus à déplacer le mal. Vous le dissimulerez ou vous en modifierez les aspects, vous ne le détruirez pas. Au contraire, si l’homme est égoïste, si la loi dans l’univers est aveugle et féroce, si le mal est incurable, voilà tout d’un coup la patience devenue naturelle ; au moindre bien, vous êtes satisfait, et l’ombre seule de la vertu vous ravit.

Dans un temps où l’on divinise l’humanité, — où c’est un sûr moyen d’enlever les applaudissemens que d’en parler avec emphase, une doctrine qui s’exprime d’un ton à la rendre modeste serait assez à sa place, si elle était moins outrée ; mais une invincible protestation s’élève contre les conclusions où elle aboutit. On se demande si l’illusion n’a pas son prix comme la vérité, si trop présumer de soi ne vaut pas mieux que de ne point se placer assez haut, et l’instinct répond, un instinct qui porte l’homme à l’action, à la croyance, au bonheur, et sur lequel il est probable que ne prévaudront pas de sitôt les subtiles doctrines qui l’accusent de mensonge et d’aveuglement.


P. CHALLEMEL-LACOUR.