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— Pardonnez-moi ; un tout petit secret, qui, s’il était divulgué, vous donnerait plus de souci que mes grands projets ne peuvent m’en donner. Où étiez-vous, miss Owen, le jour du concert de MM. Abel et Nouville à Mézières, il y a six mois ? Dans une maison respectable, je le sais, ne rougissez pas ; mais où était le virtuose Abel entre la première et la seconde partie du concert ? Je le sais aussi ! J’étais dans un bateau, moi, toute seule, sur le bord de la Meuse. Je n’aime pas les concerts, c’est trop long. Je me réservais pour l’heure où je savais qu’Abel jouerait son morceau d’apparat, et j’avais persuadé à lady Hosborn de faire une visite à Monthermé pendant que je flânerais sur le rivage. Je vous ai vue seule d’abord avec un enfant. J’ai abordé, je voulais aller à vous, marcher dans la même prairie, vous rencontrer et vous parler comme par hasard. Je savais combien vous êtes jolie, je vous avais remarquée en diverses rencontres. Je voulais savoir si vous aviez autant de grâce et de charme qu’on vous en attribuait ; mais à peine étais-je dans les arbres du rivage que j’ai vu Abel près de vous, à l’entrée d’un kiosque rustique. Je l’ai vu à vos pieds, je l’ai vu baiser vos mains, j’ai entendu ce qu’il vous disait, je me suis retrouvée avec lui dans le convoi qui me menait et qui le ramenait à son concert. Je n’ai pas paru le voir, et il s’est jeté dans un autre compartiment, car il me connaît bien, lui ; nous nous sommes rencontrés souvent en Allemagne et en Russie. Ne pâlissez pas ; je ne suis pas une de vos rivales ! Je l’ai revu en plein au concert. Il avait bien chaud, le pauvre garçon ; mais il avait l’ivresse du triomphe sur le front, et je dois dire qu’il n’a jamais été aussi beau ! — Chère miss Owen, ne m’en voulez pas. Je ne suis pas votre ennemie, et vous n’avez pas affaire ici à une femme, c’est-à-dire à un de ces enfans jaloux et cruels qui sont charmés de découvrir une tache dans l’albâtre, une empreinte suspecte sur la neige, et qui se hâtent de briser les idoles respectées avec une joie furieuse. Moi, n’ayant pas de faiblesse à me reprocher, je plains l’erreur des autres et ne la signale jamais. Je vous ai gardé un secret absolu, voilà pourquoi je vous ai ouvert mon âme sans réserve, certaine que ce serait un contrat réciproque, sacré pour vous comme pour moi… vous ne pouvez pas dire le contraire !

Je fus offensée du ton d’autorité dédaigneuse que prenait Mlle d’Ortosa. On n’a pas vécu vingt-trois ans irréprochable et pure jusqu’au fond de l’âme pour se laisser humilier par une ambitieuse extravagante. — J’en suis fâchée pour vous, lui répondis-je avec fermeté, mais vous serez forcée de vous en rapporter à ma générosité, car vous m’avez dit vos secrets, et vous êtes libre de divulguer les miens. Vous avez cru surprendre un rendez-vous, vous n’avez surpris qu’une grande surprise de ma part. Vous pouvez donc raconter