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l’antique génie norvégien reparaît tout entier. Il faut être un enfant de la mer pour en parler ainsi :


« C’est vers la mer que s’élance ma pensée, là-bas où elle roule tranquille et grande. Avec la violence de rochers qui tombent, elle voyage éternellement au-devant d’elle-même. Splendide, le ciel se penche sur l’horizon. La mer appelle la terre et l’assaille sans trêve et ne recule pas. Dans la nuit d’été, dans la tempête d’hiver, elle charrie en gémissant le même désir.

« Sous le regard de la pleine lune s’éveille l’ouragan, la nuée s’effondre, et tombe l’eau torrentielle, la mince langue de terre est enlevée, et les plus solides rochers s’émiettent pendant que la mer roule vers l’éternité. Ce qu’elle engloutit suivra les routes ténébreuses de l’abîme, ce qui s’enfonce ne remontera plus. Aucun messager ne vient, on n’entend pas un cri. Ce que murmure la mer, nul ne le comprend.

« O mer ! ta grande et lourde tristesse me pénètre, elle pèse sur mes espérances fatiguées, et comme tes oiseaux voyageurs s’envolent mes désirs anxieux. Que ta froide haleine rafraîchisse ma poitrine ! La mort nous suit sûrement, elle guette sa proie, mais en attendant jetons hardiment les dés de la vie ! Ouvre tes abîmes, mer avide, tu ne m’auras pas de longtemps ! Dresse comme des tours tes vagues crénelées, je les brave ! Remplis seulement ma grande voile, ô mer mugissante, de tes ouragans de mort, d’autant plus vite la fureur de ta vague portera ma nef flottante vers les grands fleuves paisibles et endormis !

« Pourquoi suis-je debout solitaire au gouvernail ? Je suis abandonné de tous, oublié de la mort, quand une voile étrangère de loin me fait signe et que d’autres navires se glissent dans la nuit ! J’observe les profonds tourbillons, j’entends soupirer le cœur de la mer lorsqu’elle reprend haleine, j’entends les coups des vagues contre les poutres, passe-temps de ma muette tristesse. Alors lentement s’enfle et déborde mon désir et je sens en moi, profondes comme la mer, tes douleurs, ô nature universelle ! La froideur de la nuit et les frissons de la fièvre préparent l’âme au royaume de la mort !

« Puis vient le jour, et sur d’immenses arches de lumière le cœur s’élance vers l’azur. Le navire hennit comme un cheval de mer, se couche sur le flanc et rase voluptueusement la vague glacée. Le mousse grimpe en chantant le long du mât et déroule au vent la voile qui se gonfle de joie. Les pensées se chassent comme des oiseaux inquiets autour du mât et des vergues sans pouvoir se poser. Oui, vers la mer, laissez-moi que je parte ! Ah ! laissez-moi voguer et tomber en voguant !

« On m’ensevelira dans un lin mouillé, là où un éternel silence me recouvrira, tandis que la vague qui se gonfle et se regonfle sans cesse roulera mon nom vers la plage dans les grandes nuits magnifiques où la lune argenté la surface de l’Océan. »