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ses traditions, son style et sa grammaire. Jouer Froufrou au Gymnase ou représenter Monime à la Comédie-Française n’est point absolument la même chose ; autant on en peut dire pour ces deux rôles d’Ophélie et d’Alice. Au lieu de passer ainsi tout directement et comme sans y penser de son intermède rococo d’Hamlet à ce grand cinquième acte de Robert, Mlle Nilsson aurait dû s’arrêter quelques mois au Conservatoire, prendre là cette autorité du discours et du geste sans laquelle rien de sérieux n’est possible sur notre première scène lyrique. Quand Duprez, dans Guillaume Tell, récitait des vers de M. de Jouy, on croyait entendre du Corneille ; Mlle Falcon, arrivant au sommet de ce rôle d’Alice, vous surprenait par la beauté tragique de sa déclamation. Christine Nilsson n’accentue point assez, les vers gravés par la tradition dans toutes les mémoires passent inaperçus ; elle coquette toujours avec cette musique qui cependant ne plaisante guère. Elle charme, ne s’impose jamais, et, quand il s’agit de hausser le ton, se dérobe. C’est dire que le trio final n’avait point à compter sur elle. Sa voix dans le forte a pourtant donné splendidement ; mais dans les passages écrits pour le médium le relief et la couleur manquent un peu ; c’est blanc, comme on dit en jargon de théâtre. Meyerbeer répétait volontiers à ses amis, en leur parlant de Nourrit, de Levasseur et de Mlle Falcon : « Ce trio de Robert, nous ne le reverrons plus. » Il est permis de se demander ce qu’eût pensé le maître de l’exécution infligée l’autre soir à son chef-d’œuvre, ou plutôt non, ne cherchons pas à le savoir, car cette exécution, il ne l’aurait, de son vivant, point tolérée. Mettons tout de suite hors de cause Mlle Nilsson. Une personne de sa valeur, de sa distinction, ne compromet jamais la fortune d’une représentation. Elle peut souffrir de la débâcle, s’y voir entraînée, elle ne la provoque pas ; mais M. Colin, M. Belval, voilà les vrais coupables ! Allons plus haut et reprochons à l’administration d’avoir laissé arriver devant le public de l’Opéra quelque chose d’aussi incomplet, pour ne pas dire plus, que cette première représentation de la reprise de Robert le Diable. Il faut ou qu’on n’ait pas répété généralement, ou que les répétitions aient été négligemment abandonnées à la discrétion des chanteurs, lesquels, sous prétexte de se ménager, s’entêtent à cacher leur jeu jusqu’à la fin. De pareils abus ne sauraient se reproduire ; un directeur a le droit d’exiger de ses artistes qu’ils prennent au sérieux le travail des répétitions. Supposons que les études de Robert eussent été menées comme elles devaient l’être, est-ce que le grotesque accident survenu à M. Colin au troisième acte, pendant son duo avec Bertram, serait jamais arrivé ? Y a-t-il un chef d’orchestre ou du chant qui, entendant M. Colin s’égosiller à vouloir donner l’ut dièze de poitrine de Tamberlick, n’eût pas aussitôt prémuni ce jeune Icare contre les dangers d’une chute effroyable ? Et cette voix de tête grinçante et discordante, pense-t-on que M. Gewäert, s’il en avait reçu la confidence, l’aurait laissée ainsi tout à coup sortir, comme un diable de tabatière,