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argent. Moitié par paresse, moitié par la pensée turque de ne pas faire avorter le succès en l’obtenant trop tôt, il laissa échapper l’occasion ; le châtiment suivit bientôt.

C’était donc avec moins de 7,000 baïonnettes, quinze jours de vivres et 17 bouches à feu de siège, approvisionnées seulement de 200 coups, que, sans pouvoir communiquer avec une base d’opérations éloignée, on allait faire le siège d’un Gibraltar armé de 63 pièces de canon, défendu par des nuées de fanatiques et protégé par le prestige d’une ancienne inviolabilité et d’un succès récent.

La logique était contre une entreprise aussi téméraire, nouveau défi jeté aux hommes et aux élémens, et cependant au fond de cet assemblage incomplet on sentait la victoire. Chacun s’était dit qu’une énergie désespérée compensait une infériorité visible pour tous, et c’est en se répétant « qu’impossible n’est pas français, » cette sublime gasconnade qui a produit et produit encore tant d’héroïsme, que le corps expéditionnaire se mit en route, le front haut, le cœur ferme, l’œil sur Constantine, sans jeter un regard en arrière, résolu à vaincre ou à ne pas reparaître devant la France.

Le convoi avait été partagé en deux divisions, qui partaient de Medjez-Amar le 1er et le 2 octobre 1837, escortées chacune par deux brigades. Il eût été impossible de remuer d’une seule pièce cet immaniable attirail, comparable aux immenses bagages des expéditions indiennes, avec cette différence que le superflu seul alourdit les molles agrégations de l’Asie, tandis que c’est à peine le nécessaire dont s’est chargée notre virile armée. Toutes les bouches à feu faisaient partie de la première colonne et servaient de régulateur pour la marche, car c’eût été plus qu’une faute d’arriver devant la place avant d’avoir les moyens de l’attaquer. Les pièces de 24 se tinrent constamment et sans efforts à la hauteur de l’avant-garde; ce fut une éclatante sanction donnée par la pratique à ce nouveau matériel dont le général Vallée avait doté la France, et qui amènera peut-être bientôt de grands changemens dans l’art de la guerre par la mobilité donnée aux canons des plus puissans calibres.

La première journée fut seule difficile, car la marche, qui use et ralentit les troupes, allégeait chaque jour le convoi : c’était le fardeau d’Esope. L’eau ne manqua nulle part, et les feux de bivac, entretenus par le bois que les soldats portaient sur leur dos, parurent un miracle de l’industrie française aux Arabes, incapables de concevoir et d’exécuter un semblable effort. Les cavaliers d’Achmed, au lieu de disputer le chemin de Constantine à l’armée qui se traînait lentement sur ce terrain nu et ondulé, ne s’occupaient qu’à lui rendre le retour impossible en détruisant toutes les ressources du pays. La prévoyance d’Achmed s’appliquait exclusivement à cette