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— Je voudrais bien,... c’est-à-dire, si j’osais... ou plutôt si ce n’était abuser de votre bienveillance...

Je crois que j’en serais resté là de mon discours, s’il ne m’avait tendu la main avec bonté. Il me fit asseoir à côté de lui, puis il m’examina de ses bons yeux ronds, qui me parurent encore plus ronds à travers le cristal bombé de ses lunettes. — Eh bien! d’abord dites-moi votre nom. Hein? voulez-vous?

— S’il vous plaît, monsieur le professeur, je m’appelle Hans Gellert.

— Cela me plaît beaucoup, dit-il d’un ton de bonne humeur, car Gellert se trouve être le nom d’un de mes anciens amis. Est-ce que?...

— Précisément, répondis-je; je suis le fils de l’ingénieur Siegfried Gellert, qui a été votre camarade à l’université. Si je ne vous ai pas plus tôt présenté mes devoirs, c’est que... — Ici je rougis malgré moi, et j’eus quelques secondes d’hésitation.

— C’est que,... répéta le docteur attendant ma réponse, et il souriait comme pour m’encourager à parler.

— C’est qu’après tant d’années mon père ne me semble pas avoir conservé de vous un souvenir parfaitement exact. Il m’avait dit...; mais c’est justement là-dessus que je voudrais, si vous le trouvez bon, avoir l’honneur de vous demander quelques éclaircissemens.

Plus je m’embrouillais dans mes explications, plus l’excellant homme souriait avec une bonhomie un peu narquoise. — Allons, dit-il, je parie que votre père vous a dit que son ancien camarade était une espèce d’original, de misanthrope,... il a peut-être même dit un ours?

Assurément il l’avait dit; c’est bien cela qui fit que je rougis encore plus que la première fois, et j’avouai que je croyais bien que c’était quelque chose comme cela.

— Il ne faut pas dire « je crois, » il faut dire tout simplement « oui, » car c’est la vérité, ou plutôt c’était la vérité du temps qu’il m’a connu ; mais il y a plus de vingt ans que je n’ai vu mon camarade Siegfried. Vous remarquerez, Beckhaus, dit-il en s’adressant à mon hôte, que c’est le troisième étudiant qui, devant témoins, atteste avec naïveté et avec franchise combien la réputation du docteur Würtz a jadis été mauvaise. Vous qui n’êtes ici que depuis dix ans, vous ne vouliez pas me croire. Vous voilà convaincu, je l’espère; cette épreuve est décisive, elle sera la dernière. Je me crois scientifiquement autorisé à dire que l’homme se transforme par l’effort de sa volonté et à publier mon grand ouvrage sur la Plastique de l’âme. Je vous remercie toujours de n’avoir pas prévenu ce brave garçon et de l’avoir laissé tomber dans le piège innocent que je lui ai tendu.