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que jamais au monde, à mes affections, et c’est toi, la plus tendre, la plus intime, la meilleure de ces affections, c’est toi qui me reproches ma conduite ! Quels sont donc mes crimes pour avoir mérité le traitement que tu m’infliges, et qu’en vérité je ne saurais supporter davantage? Si je suis en humeur de causer, tu me fermes la bouche par ton silence, tu réponds par la plus froide indifférence à la sympathie dont je t’environne, et ne me parles que de mon égoïsme et de mon ingratitude. Mes mouvemens, ma façon d’être, jusqu’à l’air de mon visage, tout semble te déplaire en moi. Tu contrôles, tu récrimines, enfin je me sens de plus en plus mal à mon aise, et je renonce à voir renaître et refleurir la confiance dans un cœur qui m’a de parti-pris et si capricieusement repoussé. »


III.

Méritée ou non, la sortie était vive. Après avoir lu cette lettre, Mme de Stein prit une plume et se contenta d’y apposer le paraphe qui suit : « Oh!!! » Dans cette exclamation vocative, chacun lira ce qu’il voudra; ironie et colère, sanglots étouffés, orages intérieurs, amers ressentimens, que de choses dans ces trois points d’exclamation, comme dans le coup d’éventail de Célimène éconduite! Le message de Goethe, sévère et catégorique, n’admettait pas de réplique; une rupture seule y pouvait répondre : on se quitta.

Goethe n’était ni un Don Juan ni un Casanova; au fond, il a beaucoup aimé, et remarquez que nous ne disons pas cela le moins du monde pour qu’il lui soit beaucoup pardonné. A travers toutes les folles escapades de sa vie de jeunesse, toutes les expériences et toutes les curiosités de son âge mûr, il conserva le respect, le culte de la femme. S’il paya plus que de raison assurément son tribut à l’humaine nature, du moins jamais ses faiblesses n’eurent l’orgueil du vice, et ce n’est pas lui qu’on accusera d’avoir avili ses victimes. Non; ses maîtresses, tout au contraire, il les a pour l’immortalité glorifiées dans l’idéal. De Frédérique il a fait Marguerite, puis Claire; de Christiane, il a fait Euphrosine; de Mme de Stein, Éléonore d’Este et Iphigénie. « L’amour est tout; vivre sans aimer, c’est battre de la vaine paille. » Que la rupture vînt de la femme ou de lui-même, que la séparation lui fût imposée par les circonstances, il dévorait sa peine, et silencieusement l’enfermait dans son cœur assez ouvert, assez vaste, pour que les nouveaux bonheurs s’y logeassent côte à côte avec les anciens chagrins. Les rapports entre Goethe et Mme de Stein devaient finir cependant par se renouer[1]. L’interruption

  1. Avaient-ils jamais été brisés? On ne se voyait plus, mais sans cesser absolument de s’occuper l’un de l’autre, lui toujours affectueux pour le fils de Mme de Stein quand il le rencontrait, elle moins indulgente et reportant trop volontiers sur le fils de Goethe la haine qu’à cette époque elle nourrissait pour la mère. Cependant ton ancienne tendresse était loin de l’avoir abandonnée, et ce sentiment ne laissait pas de se montrer au besoin très vivace. « Je n’aurais jamais cru, écrit-elle à son fils Frédéric (12 janvier 1801), que notre ami d’autrefois me fût resté si cher; il a fallu, pour me l’apprendre, la grave maladie qui le retient depuis neuf jours. »