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et ne voyait qu’un des côtés de la question, car si la femme a sa part dans le mal, la part qui lui revient du bien, du beau, reste immense. Cherchez-la derrière le crime et le vice, et vous la trouverez, c’est plus que probable; mais cherchez-la surtout à côté du génie, et vous bénirez éternellement son influence. Derrière quel chef-d’œuvre, quel acte d’héroïsme n’est-elle pas ? D’elle tout est fécond, jusqu’aux tourmens qu’elle inflige au cœur de l’homme. Molière a pu maudire Armande Béjart, ou plutôt nous pouvons, nous, la maudire, car lui, si magnanime, ne l’eût point fait ; il n’en est pas moins vrai que sans Armande le Misanthrope n’existerait pas.

Dans la société allemande de cette période, et principalement dans ce groupe de Weimar, les femmes idéales florissaient ; on peut donc supposer que, même sans Mme de Stein, Iphigénie et le Tasse auraient vu le jour ; à défaut de la belle et intelligente baronne, une auguste princesse était là pour inspirer ces deux illustres créations, auxquelles, en tout état de cause, elle ne fut d’ailleurs pas étrangère. J’ai nommé la grande-duchesse Louise, que Goethe aima aussi, bien qu’en tout honneur et respect cette fois, car elle était sa souveraine et plus encore, la femme de Charles-Auguste, son ami ; mais ce que Mme de Stein a seule inspiré, provoqué, c’est le voyage en Italie. Elle est ici, volens, nolens, la véritable instigatrice, et cela, chose triste à dire, par les petits côtés de sa nature. Cette crise, qui sauva Goethe et le mit à flot, fut le résultat non voulu par elle, mais forcé, des mille complications qu’elle lui créait, et voilà comment l’éternel fêminin doit être glorifié jusqu’en ses plus féroces diableries, car la morale du brave Chrysale ne s’applique point aux héros de ce monde, et telle grande coquette, en poussant hors de ses gonds le génie qu’elle traîne à sa suite, aura plus fait pour la gloire d’un grand homme que l’honnête et digne femme qui raccommode ses chausses, soigne son pot-au-feu, et qui ne peut rien, elle, que pour son bonheur.

Mme de Stein n’apparaît dans le monde que passé la première jeunesse ; ses portraits nous la représentent déjà presque sur le retour. C’est une de ces muses de salon auxquelles un peu de fard ne messied pas, et qu’il faut voir dans un cadre à la pâle clarté des bougies, et non en plein soleil, comme les Béatrix, les Frédérique. Je me la figure à trente-huit ans, bien tournée, avec un certain embonpoint, plutôt grande ; beaucoup de calme, de dignité, polie à l’excès envers le commun des martyrs, et gardant ses familiarités et son esprit pour les princes et les gens de son monde. Elle a le visage ovale, les traits fins, un peu tirés. Rien en somme de ce qui caractérise la beauté, mais de la physionomie, du charme tant et