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LA QUESTION OUVRIÈRE.

La situation des trade’s unions devant la loi et la société était, jusqu’à ces derniers temps, mal définie. Si libérale que soit dans son ensemble la législation anglaise, elle a toute une réserve et comme un arsenal de vieux statuts non abrogés qui sont à l’occasion des armes de despotisme et d’iniquité. Depuis un demi-siècle, les coalitions sont permises en Angleterre ; mais des bills surannés qui n’ont pas été rapportés défendent, sous des peines sévères, la conspiracy et le restraint of trade, — on appelle ainsi toute mesure propre à entraver les échanges et à troubler le cours naturel de l’industrie. Un grand nombre des procédés adoptés par les trade’s unions tombaient dans cette catégorie de délits punissables : ainsi le picketing ou l’établissement de sentinelles autour des usines mises en interdit était un acte de restraint of trade. Il en résultait que très souvent les ouvriers, usant du droit que la loi leur reconnaissait de se mettre en grève, pouvaient être recherchés et condamnés pour des pratiques accessoires et presque inséparables des coalitions. Cette législation était dangereuse, parce qu’elle était à la fois inefficace et irritante ; rien d’imprudent comme de donner en essayant de retenir. Dans une époque démocratique comme la nôtre, il faut que les situations soient franches ; mieux vaut la compression avouée que ce mélange hybride et malfaisant de lois officiellement libérales et de pratiques hypocritement restrictives. Voici surtout où était l’iniquité : d’après la législation anglaise, les associations qui encouragent le restraint of trade sont privées du bénéfice de posséder et de celui d’ester en justice. Ainsi les trade’s unions, presque sans exception, par cette seule raison qu’elles attaquaient le travail à la tâche ou qu’elles voulaient limiter le nombre des apprentis, étaient mises hors la loi ; si leurs fonds de réserve étaient volés par les fonctionnaires ou les caissiers qui en avaient la garde, elles ne pouvaient ni faire condamner les prévaricateurs, ni récupérer leurs biens. Un grand nombre de faits de ce genre se présentèrent, et, si prouvés qu’ils fussent, les tribunaux refusèrent justice aux trade’s unions ; on pouvait avec impunité dérober leurs trésors. On conçoit les rancunes et les haines que cet état de choses devait susciter. Mises au ban de la société, les unions lui rendaient au centuple l’hostilité dont elles étaient victimes. L’unanimité des commissaires de l’enquête a reconnu qu’il fallait sortir de cette situation aussi compromettante qu’injustifiable. Tous ont proclamé qu’on devait accorder aux associations ouvrières la reconnaissance légale et les faire enregistrer comme les autres compagnies de commerce ou de bienfaisance[1]. Cependant la majorité

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1869 sur la législation anglaise en matière de sociétés.