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soigneusement choisies : au centre, tenant l’enfant sur ses genoux, se présente une femme que je crois être la Vierge elle-même, car son expression a cette pureté traditionnelle qui la fait reconnaître aussitôt, à quelque type national que le peintre emprunte ses traits. Sur le second plan, on voit Élisabeth étendue dans son lit d’accouchée, et enfin au troisième plan deux vieillards arrêtés devant la porte de la chambre prennent congé l’un de l’autre ; c’est sans doute Zacharie reconduisant un de ces voisins qui, selon le récit de saint Luc, remplirent sa maison à la naissance de Jean-Baptiste. Au-dessus de cette scène plane Dieu le père, qui vient d’inspirer Zacharie de son esprit prophétique. La composition de cette œuvre est grandiose, rien de mieux distribué que ces groupes de personnages tous sévèrement beaux ; mais quand on a longuement admiré, on est obligé de s’avouer que c’est là une belle chose, non selon la nature, mais selon l’art, non selon l’âme, mais selon l’intelligence, et on se dit que le moindre Angelico de Fiesole exercerait sur le contemplateur une tout autre contagion d’attendrissement, de dévotion et de sympathie.

Le chef-d’œuvre de Sébastien del Piombo à Rome est le portrait de l’amiral André Doria, dans le cabinet de famille de la galerie Doria. Il est placé en face du portrait du pape Pamphily (Innocent X) par Velasquez, figure de pontife bougon, qui doit avoir été souvent de mauvaise humeur, la plus hargneuse que je connaisse après celle du terrible Jules II. Comme j’ignore la date précise de ce portrait d’Innocent X, j’aime à croire qu’il fut peint par Velasquez dans quelqu’un des jours sombres de ce pontificat, par exemple celui où fut exécuté l’ordre de raser Castro. Quoi qu’il en soit, c’est une fort belle chose, très instructive par le contraste qu’elle présente avec les œuvres italiennes nées d’un tout autre système d’art, et je ne conçois pas bien que Stendhal ait pu dire qu’elle avait l’air tout étonnée de se trouver en compagnie de tant de merveilles. Combien ces deux images placées en face l’une de l’autre font naître de sombres rêveries et parlent éloquemment de la tristesse inhérente aux grandes conditions ! Le visage d’Innocent X est d’un grognon, celui d’André Doria n’exprime que mépris secret et froide réserve. La désagréable couleur grise de ce portrait a été, dirait-on, choisie tout exprès par Sébastien del Piombo pour faire encore mieux ressortir l’expression glacée de ce visage aigre et coupant comme une bise inattendue survenant après les premiers beaux jours. L’amiral est tout droit debout, aperçu jusqu’à mi-jambes, tenant à la main l’insigne du commandement, coiffé d’un bonnet de velours noir. La taille est robuste et bien prise, la main belle et noble ; l’âge est à peu près celui qu’il devait avoir à l’avènement au