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REVUE. — CHRONIQUE.

un peu ainsi, et nous resterons ainsi jusqu’au 8 mai, — Mais il n’en est rien, dira-t-on, tout cela n’est qu’une fantasmagorie ; la vie régulière du pays n’est nullement interrompue, et le résultat du scrutin est infaillible, il n’y a point à s’inquiéter. D’abord on pourrait bien se tromper, et nous serions curieux de savoir quel est aujourd’hui le politique en état de démêler au juste ce qui s’agite dans cette masse profonde et mystérieuse de 10 millions d’hommes. Et quand il serait vrai d’ailleurs que l’autorité du gouvernement fût assez forte pour qu’il n’y eût aucun doute sur le résultat, ne voit-on pas ce que cela signifie ? Cela veut dire que, s’il n’est pas l’inconnu avec ses plus redoutables périls, le plébiscite est réduit à n’être qu’une formalité dont le gouvernement reste le maître et le régulateur.

Ce qu’il y a de grave, c’est qu’à jouer ce jeu il n’y avait que péril sans aucune de ces nécessités irrésistibles qui expliquent parfois les résolutions hasardeuses, et qu’on pouvait être conduit, sans le vouloir, à laisser dans la question soumise au verdict populaire des équivoques de nature à troubler tous les esprits libéraux, ou tout au moins à préparer un de ces votes dont il est impossible de préciser d’avance le but et la portée. Nous ne méconnaissons pas ce qu’il y a de hardi, de décisif, de séduisant, dans ces appels adressés à une nation tout entière, et il peut y avoir des momens extrêmes, heureusement toujours rares, où c’est le seul moyen d’en finir avec une situation poussée à bout. On n’en était pas là évidemment, puisque M. Émile Ollivier a raconté lui-même devant le sénat l’histoire du laborieux enfantement de cette idée du plébiscite et des hésitations du gouvernement ; il n’a pas caché que le ministère était d’abord peu favorable à cette combinaison, qu’il avait commencé par résister à cette tentation de jeter le pays dans une aventure nouvelle. Pourquoi a-t-il changé de sentiment ? Un mot de La Bruyère, invoqué par M. le garde des sceaux, ne suffit pas sans doute pour former la conviction d’un gouvernement. La Bruyère est un pénétrant moraliste, mais il n’avait probablement prévu ni la constitution de 1852, ni les réformes libérales de 1870, ni le ministère du 2 janvier. C’est bon à l’Académie d’appeler La Bruyère en témoignage. De toutes les raisons qui ont pu être données, il n’y en a qu’une assez spécieuse, quoique fort peu politique, c’est que, si le ministère eût écarté résolument cette idée d’interroger directement la nation, il n’est point impossible que beaucoup de ceux qui lui reprochent aujourd’hui une témérité agitatrice ne l’eussent accusé d’éluder le jugement souverain du peuple. On lui aurait dit peut-être qu’il reculait, qu’il n’osait pas provoquer une manifestation de la volonté nationale, et lui, pour ne pas paraître reculer, il s’est jeté en avant sans s’informer si c’était bien nécessaire, si ce n’était pas au contraire le plus sûr moyen de tout compliquer en créant une vaste confusion. — Demander au peuple de dire son opinion sur les