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entrant, munis de nos passeports, sur le territoire du Setchuen, nous pensions pouvoir compter sur la protection des mandarins et nous reposer sur eux du soin de nous faire respecter par la foule. Dès le premier moment de notre arrivée à Souitcheou-fou, il fallut abandonner cette espérance et pourvoir nous-mêmes à notre sécurité. La ville était remplie d’aspirans au baccalauréat militaire, lesquels, après s’être livrés sur le champ de Mars, en présence du jury d’examen, aux exercices traditionnels les plus baroques, voulurent se donner à nos dépens le plaisir d’un siège. Le premier qui tenta de violer notre domicile à main armée était un bachelier de la veille, insolent et fort en gueule. Il reçut un coup de sabre sur la tête. C’était un vigoureux gaillard venu du Yunan pour prendre ses degrés. Or les soldats du Yunan jouissent au Setchuen d’une grande renommée et sont cités pour leur bravoure. Tous les candidats sentirent l’offense et se préparèrent à la venger. Proclamations affichées sur les murs, réunions tumultueuses, harangues ardentes, rien ne fut épargné par ces courageux militaires pour s’exciter mutuellement au meurtre de cinq étrangers. Tout ce bruit, dont des chrétiens venaient en tremblant, — en Chine, les chrétiens tremblent toujours, — nous apporter les échos, dura trois jours, au bout desquels nous reçûmes à la fois les excuses de l’infanterie et de la cavalerie[1]. Le peuple demeura assez indifférent à la querelle, et les mandarins ne firent rien pour l’apaiser. La police est organisée cependant dans les villes de Chine, et n’est point dépourvue de moyens d’action. Elle est faite dans chaque quartier par un fonctionnaire spécial, dans chaque maison par le père de famille. Les habitans eux-mêmes, ayant une part de responsabilité dans les délits et les crimes commis par leurs voisins, ont sur ceux-ci une part de surveillance. De là dans le mur de la vie privée des brèches inévitables, mais dont personne ne songe à se plaindre. D’ailleurs, il faut bien le dire, tout aujourd’hui, même en matière pénale, aboutit en Chine à une question d’argent. Que le coupable ait mérité la mort ou seulement dix coups de bâton, dans la plupart des occasions, avec un peu d’habileté et quelques taëls, il sortira du prétoire sain et sauf, et sera proclamé honnête homme.

L’un de nous, insulté un jour à la promenade par un groupe de

  1. Ces braves guerriers ont guetté notre départ, et quand ils ont été bien assurés que le courant du grand-fleuve nous avait décidément emportés, ils ont fait en grand nombre irruption dans notre logement, tirant des coups de fusil, éventrant les armoires pour découvrir la retraite où nous ne pouvions manquer d’être cachés. Après cette expédition glorieuse, dont de pompeuses affiches collées aux murs racontèrent bientôt les émouvans détails, les soldats se répandirent dans les rues de la ville en annonçant au peuple que nous avions fui lâchement. — Ces renseignemens me sont parvenus très récemment.