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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/846

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qui a rendu tant de services, comment les faire comprendre et apparaître ? Le lecteur a cependant un moyen délicieux de suppléer à notre impuissance : c’est de relire le grand fragment des Noces de Thétis et de Pelée en face de quelques-unes des toiles de Véronèse, de détourner les yeux de la page du poète après chacun de ces mots qui peignent et de les comparer avec chacune des touches du peintre, de regarder alternativement la succession des splendeurs chez l’un et chez l’autre ; alors l’étroite ressemblance de ces deux génies, fils d’une même terre, ne pourra manquer de le saisir, et il se demandera, en lisant le poète, si c’est le peintre qu’il contemple, et en contemplant le peintre si c’est encore le poète qu’il lit.

Le troisième grand peintre de Venise, Tintoret, n’est guère représenté à Rome que par un seul ouvrage ; il est vrai qu’il suffit pour donner l’idée d’une des plus prodigieuses habiletés d’exécution qui furent jamais. C’est un portrait de la galerie Colonna représentant un homme debout et vêtu d’une robe verte. Quel est cet homme qui a fourni l’occasion de ce chef-d’œuvre ? On ne le sait trop. A coup sûr, ce n’est pas un magnifico : l’austère couleur du vêtement et un je ne sais quoi de robuste et de modeste à la fois semblent indiquer une éminence de la robe et du conseil, quelque grand jurisconsulte, quelque haut fonctionnaire d’ordre administratif, quelque diplomate savant. Il suggère l’idée d’un homme qui repose, non sur des titres et des droits établis par prescription, mais sur sa valeur personnelle ; cependant l’homme importe peu, car ce n’est pas l’homme qui intéresse dans ce portrait, c’est l’habit. Au premier aspect, ce vêtement n’a pourtant rien de cet attrait auquel nous ont habitués les chatoyantes étoffas des peintres vénitiens : rien de plus simple et de plus sévère, disons mieux, de plus éteint. La robe est verte, ai-je dit ; mais ce vert ne rentre dans aucune des nuances heureuses et gaies de cette belle couleur : il est tellement foncé, qu’il en confine presque au noir ; toutefois plus le vêtement est effacé, et plus ressort le miracle que le peintre a caché dans les ravins formés par ses plis, comme s’il lui était indifférent que ce miracle fût aperçu ou non. En face, on ne distingue rien ; éloignez-vous de dix pas, et voilà que les cassures de l’étoffe s’illuminent tout à coup d’un reflet perdu, sans qu’on puisse comprendre d’où il est venu et comment il s’est logé là. On dirait que ce reflet s’est détaché de la lumière qui l’a produit, qu’égaré, il s’est blotti entre les plis de cette robe qu’il a choisie pour cachette, et que par un privilège particulier cette robe en a pris possession et l’emportera à jamais avec elle. C’est le même phénomène que vous avez aperçu si souvent sur les tapis de mousse sombre, au sein du