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dans une des plus grandes crises qu’ait jamais traversées l’Europe, personne peut-être n’en fut plus surpris que lui-même. Avant quarante ans, il avait atteint le comble de ses prétentions à la renommée en entrant sans peine à l’Académie. Que la fortune voulût y joindre un bénéfice bien appointé ou quelque canonicat non sujet à résidence, et lui permît de finir ainsi ses jours, sans souci de la vieillesse, entre les levers de Versailles et les soupers de Paris, tous ses vœux eussent été pleinement satisfaits. C’est tout ce qu’il était venu chercher à la cour. Il ne demandait pas autre chose non pas au roi, que sa position d’humble abbé ne lui permettait pas d’approcher, mais aux maîtresses royales, dont il avait soin de compter sur ses doigts le nombre toujours mystérieux et de suivre pas à pas la succession souvent inaperçue, ayant l’art de se trouver des premiers à les saluer à leur apparition et le bon goût de ne pas leur tourner le dos dans leur disgrâce. Un hasard la fit l’ami de la famille Poisson[1] ; il vit naître et grandir sous l’aile de Mme Poisson la beauté de Mme d’Étiolles. Quand une grandeur inespérée fut le prix de ses attraits, il fallut à la nouvelle marquise de Pompadour un guide pour se conduire sur ce terrain glissant de la cour, où ses regards ne rencontraient ni un parent ni un ami. Elle jeta les yeux sur l’abbé de Bernis, le seul visage peut-être qui lui fût connu, et lui fit officiellement la proposition de lui servir de mentor dans l’usage de son pouvoir. Il réfléchit, raconte-t-il, si son caractère sacré lui permettait de diriger l’emploi d’une faveur dont il ne pouvait ni approuver ni ignorer l’origine. Le cas de conscience une fois résolu, il mit en galant homme autant de scrupule à bien tenir son engagement que le prêtre en avait mis peu à l’accepter.

Qu’au bout de cette situation étrange de conseiller attitré d’une favorite, une ambassade, un ministère même, pussent se rencontrer, c’était possible, et, sans désirer ces hauts postes, Bernis put s’y préparer sans crainte. Il pensait apparemment qu’il s’en tirerait comme un autre, mieux qu’un autre même, dans le courant de médiocrité générale où il vivait, et où le talent ne brillait pas plus que n’abondait la vertu. La justesse du coup d’œil, la perfection du savoir-vivre, la paisible et élégante possession de soi-même, toutes qualités dont Bernis se savait doué à un haut degré, ont souvent avec avantage tenu lieu de toute étude à un diplomate. Sans excès de vanité, il pouvait penser qu’il ferait sous la barrette rouge et dans le fauteuil de secrétaire d’état aussi digne et beaucoup plus agréable figure qu’un vieux pédagogue comme Fleury. Le malheur voulut que, quand son tour arriva d’être premier ministre pour

  1. La première famille bourgeoise qui, par un renversement de toutes les traditions, fut chargée de fournir un sujet au poste jusque-là réservé exclusivement aux filles de bonne maison.