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situation n’est pas moins affligeante. Le maire de Southampton écrit à M. Torrens que les statistiques de la taxe des pauvres n’indiquent pas un dixième de ce que souffre la population laborieuse, parce qu’elle attend jusqu’à la dernière extrémité avant de demander du secours.

Cet accroissement de la richesse d’une part et de la misère de l’autre déroute toutes les prévisions de l’ancienne science économique. Les économistes enseignaient que le taux des salaires dépendant du rapport qui existe entre les capitaux et les bras, le seul moyen d’améliorer la condition de l’ouvrier est d’augmenter le capital. L’Angleterre a obéi à ce précepte ; elle a su accumuler du capital à raison de 2 à 3 milliards par an, et pourtant, on vient de le voir, la misère s’étend et s’accroît.

Autre fait aussi inexplicable : les économistes disaient que, si une grande partie des hommes est encore mal pourvue des choses nécessaires à la vie, c’est parce que le travail ne produit pas assez. Cela paraissait vrai. Alors le génie d’invention accomplit des merveilles. On construisit des machines si admirables qu’un seul individu fit autant de besogne que mille auparavant. Suivant un ingénieur anglais, M. Feyburn, le nombre total des chevaux-vapeur employés en Angleterre était en 1865 de 3,650,000, équivalant au travail de 76 millions d’ouvriers. Il y a dans ce pays environ 5 millions de familles. Chaque famille a donc à son service 15 esclaves, dont les muscles d’acier, mis en mouvement par la houille, ne se lassent jamais. Chez les peuples qui n’ont pas encore appris à emprunter à la nature ces infatigables serviteurs, en Russie par exemple, le travail du père de famille employant les outils les plus simples suffit pour nourrir convenablement les siens. Comment chaque Anglais commandant à 15 esclaves ne vit-il pas dans la plus grande aisance ? M. F. Passy, dans son livre sur les machines, rappelle un calcul qui prouve que déjà en 1860 l’Angleterre exportait 2,673,960 kilomètres de cotonnades, ou 64 fois le tour de la terre. Comment se fait-il qu’elle soit amenée à porter au dehors de quoi vêtir notre planète, quand elle ne peut habiller ses pauvres ?

On pourrait présenter ce contraste sous cent formes diverses, mais c’est inutile ; ce qu’il importerait de connaître, c’est la cause du mal et le remède. Les profondes observations de M. Mill et l’étude des crises commerciales ont montré que ce n’est point, comme le prétendaient les économistes, de l’accumulation du capital que peut venir le salut. En effet, suivez la loi qui gouverne le taux de l’intérêt : plus les capitaux sont abondans, plus l’intérêt baisse ; il tombe à 3, à 2 1/2, à 2 pour 100. Bientôt arrive un moment où la récompense de l’épargne est trop minime pour la provoquer à entasser de nouveaux