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visible, et en même temps qu’augmentait le nombre des électeurs, celui des propriétaires diminuait. Faire de la possession de la terre un monopole fermé et accroître les pouvoirs politiques de ceux qui en sont inexorablement exclus, c’est à la fois provoquer les mesures de nivellement et les rendre faciles. M. Dupont-White a cité une lettre où Macaulay prédit les dangers que le suffrage universel fera courir à l’ordre social en Amérique quand il n’y aura plus de terres libres à occuper. Le grand historien ne voyait-il pas que ses sombres prédictions s’appliquaient avec bien plus de force à l’Angleterre, et non pour l’avenir, mais pour le présent ? Quand je me demande quel est l’état social qui sortira du mouvement démocratique actuel et qui rendra la paix au monde économique, si troublé aujourd’hui, je crois voir que ce sera celui où tout travailleur aura su, au moyen de l’épargne, conquérir un part dans l’instrument de la production, l’ouvrier de l’industrie une action de l’usine où il est employé, le cultivateur la terre qu’il fait valoir. Je me persuade que, par une de ces harmonies qu’on observe souvent, le système de fonder de gigantesques entreprises par l’association de petits capitaux représentés par de petites coupures se développe actuellement pour favoriser cette pacifique évolution, dont le résultat serait de permettre l’avènement de tous à la propriété et de rétablir l’harmonie entre le capital et le travail en les réunissant dans les mêmes mains. Si tel est l’idéal de l’avenir, — et il est difficile de trouver une autre issue, — l’Angleterre est dans une fausse voie et la France dans une bonne voie, car celle-là s’est éloignée du but tandis que celle-ci s’en rapprochait. Les landlords auraient le plus grand intérêt à créer autour d’eux une légion de petits propriétaires qui leur serviraient de rempart, car on ne pourrait les atteindre, eux, sans frapper aussi cette démocratie de cultivateurs. Les latifundia, autrefois base du principe conservateur, deviennent aujourd’hui un péril pour la société. Dans un pays où les idées égalitaires se répandent, il n’y a point de mesures plus conservatrices, plus favorables au maintien de l’ordre, que celles qui facilitent l’acquisition de la terre par ceux qui la cultivent ; il n’y en a point de plus dangereuses, de plus funestes que celles qui maintiennent la possession du sol entre les mains de quelques familles.


EMILE DE LAVELEYE.