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incapable. » Grand mérite assurément aux yeux des tories, mais qui ne suffisait pas pour dissiper tous leurs doutes. Le but qu’il annonçait était en effet inquiétant. À l’entendre, il ne s’agissait pas de moins que de créer de nouvelles forces politiques, de restaurer dans la société anglaise les deux grandes existences que la lutte égoïste des partis a effacées de l’histoire, le monarque et la multitude, de les affranchir l’un et l’autre du joug sous lequel ils sont tombés. « Le temps, disait-il dans la conclusion d’un de ses romans, le temps, qui mûrit tout, a fait germer enfin dans l’esprit anglais quelque soupçon que les idoles si longtemps adorées, les oracles si longtemps écoutés, ne sont point la vérité. On commence à cette heure à murmurer tout bas qu’obéissance et fidélité ne sont point une simple phrase, que la foi n’est pas une illusion, que la liberté populaire est quelque chose de plus substantiel et de plus large que le profane exercice des droits de souveraineté par telle ou telle classe politique. » Ces paroles, si peu explicites qu’elles fussent, renfermaient des menaces pour tout le monde. Rendre un corps à ces ombres, revenir à la monarchie patriarcale, rajeunir l’aristocratie en la forçant à mériter ses privilèges, refouler la démocratie pour jamais et la transformer en une clientèle volontaire et bien nourrie, voilà donc le rêve conçu par M. Disraeli. Encore une fois, y eut-il jamais politique plus romanesque ?

Deux noms, dont le rapprochement peut sembler d’abord inattendu, me viennent sans cesse à l’esprit lorsque j’embrasse d’un coup d’œil cette physionomie singulière d’homme d’état et d’écrivain, et ils aident, si je ne me trompe, à en démêler la signification. M. Disraeli me fait souvent penser à Henri Heine. Chez tous les deux en effet, même vivacité d’intelligence, même pénétration, même promptitude à saisir toutes les idées et à s’approprier pour un instant toutes les doctrines, même vagabondage d’imagination, même indiscipline de génie, même mélange bizarre de fantaisie et de pensée, de frivolité et de profondeur. Avec un sérieux apparent auquel on se laisse aisément surprendre, mais avec un don d’ironie qu’ils ne se donnent pas la peine de maîtriser, ils prennent plaisir à se jouer de toutes les convictions, et leur impertinence ne ménage ni les institutions ni les hommes. M. Disraeli a eu la chance, qui n’échut pas à H. Heine, de vivre dans un milieu où certains excès n’eussent jamais été tolérés. La rigidité de l’opinion en Angleterre a mis un frein à sa témérité native, elle a contenu dans les limites du bon goût son amour du scandale. Il a été préservé par là des licences d’expression dans lesquelles se complaisait le « Voltaire romantique. » Il n’a pas connu non plus les souffrances morales, les âpres soucis, les angoisses, les sérieuses épreuves, qui répandent l’amertume dans