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l’auteur des Méditations, il le « recherchait, » car tout le monde, bien entendu, a recherché Lamartine. Le prince mettait toute sa coquetterie à séduire le poète, il s’efforçait de rattacher cette brillante recrue à la nouvelle royauté, et, voyant qu’il ne réussissait pas, il aurait dit : « Vous ne voulez pas vous rallier à nous, je n’insiste pas, je crois vous comprendre : vous voulez vous réserver pour quelque chose de plus entier et de plus grand que la substitution d’un oncle à un neveu sur un trône sans base ; vous y parviendrez. La nature vous a fait poète, la poésie vous fera orateur, le tact et la réflexion vous feront politique… Je me connais en hommes, j’ai quatre-vingts ans, je vois plus loin que ma vue ; vous aurez un grand rôle dans les événemens qui succéderont à ceci… Laissez les vers, bien que j’adore les vôtres, ce n’est plus l’âge. Formez-vous à la grande éloquence d’Athènes et de Rome. La France aura des scènes de Rome et d’Athènes sur ses places publiques. J’ai vu le Mirabeau d’avant, tâchez d’être celui d’après… » Et voilà certainement de quelle façon Lamartine aimait qu’on lui parlât ; il aurait fait lui-même le discours qu’il ne l’aurait pas mieux imaginé.

Ce qu’il met dans la bouche de Talleyrand, il l’a exprimé du reste sous une forme plus directe en retraçant un jour l’idéal ou le programme de sa vie, tel qu’il l’avait conçu dès sa plus tendre enfance et qu’il l’avait communiqué à ses amis bien avant d’être un personnage dans le monde. Ce n’était pas un mince idéal, vous allez le voir. Les années qui lui seraient accordées, il devrait les employer à trois grandes choses qui sont, selon lui, les trois missions de l’homme d’élite ici-bas. Sa jeunesse, elle, était destinée d’avance à la poésie, « cette rosée de l’aurore, » aux vers, « idiome de l’espérance qui colore le matin de la vie, de l’amour qui enivre, du bonheur qui enchante, de la douleur qui pleure, de l’enthousiasme qui prie. » Et puis ? ah ! c’est ici que le programme s’étend et prend des proportions merveilleuses. « Quand j’aurai chanté pour moi-même et pour quelques âmes musicales comme la mienne, poursuit-il avec une ineffable candeur, je passerai ma plume rêveuse à d’autres plus jeunes. Je chercherai dans les événemens passés ou contemporains un sujet d’histoire ; le plus vaste, le plus philosophique, le plus tragique sera celui que je choisirai, et j’écrirai cette histoire dans le style qui se rapprochera le plus, selon mes forces, du style métallique, nerveux, profond, pittoresque, palpitant de sensibilité, éclatant d’images, sobre, mais chaud de couleurs, jamais déclamatoire et toujours pensé, autant dire, si je le peux, dans le style de Tacite… Quand j’aurai écrit ce livre d’histoire, complément de ma célébrité littéraire de jeunesse, j’entrerai résolument dans l’action, je consacrerai les années de ma maturité à la guerre, véritable vocation de ma nature, qui aime à jouer avec