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Plus âgé que M. Gladstone, mais entré cinq ans après lui à la chambre des communes, précédé d’une notoriété qui devait rendre ses débuts difficiles, M. Disraeli a pourtant fini par distancer M. Gladstone, il a été avant lui leader de son parti et premier ministre. Chose non moins curieuse, celui des deux auquel on reconnaît l’esprit le plus caustique et le plus de talent pour l’invective a toujours gardé, par une rare violence faite à son humeur, une extrême déférence à l’égard de l’ancien rival devenu son adversaire, tandis qu’il avait à essuyer de la part de celui-ci d’impitoyables rigueurs. Il est arrivé, si je me souviens bien, à M. Disraeli d’appeler M. Gladstone « son honorable ami, » formule qui dans leur situation réciproque prenait une certaine valeur ; je ne sache pas que M. Gladstone ait jamais répondu à cette courtoisie, mais je me rappelle vingt occasions où il n’a pas ménagé à M. Disraeli les sévérités sans parvenir à troubler sa philosophie. Cette rivalité, très marquée en 1849, n’était pas sans quelque analogie avec celle de Robert Peel et de George Canning en 1822, sauf toutefois cette différence, entre plusieurs autres, qu’en 1822 c’était le plus brillant et le moins grave qui était à la veille de se séparer de ses amis, tandis qu’en 1849 c’était le plus versatile d’humeur qui devait rester attaché à son parti, et le plus sérieux par le caractère, par le talent, par les opinions, qui donnait les signes d’une prochaine évolution.

C’est dans une question de finances que la rupture allait éclater, et M. Disraeli, devenu chancelier de l’échiquier, devait en éprouver le premier contre-coup. Le parti conservateur sapait incessamment par une guerre occulte le système de liberté qu’il avait combattu sans succès en 1846 ; il employait pour y réussir une tactique bien ancienne, mais souvent heureuse, qui consiste à se faire, contre un état de choses nouvellement établi, un argument des perturbations inséparables de toute réforme. Ainsi M. Disraeli avait proposé en 1850 une grande enquête sur la situation de l’agriculture, afin d’utiliser au profit de la politique conservatrice une détresse passagère, et M. Gladstone avait soutenu cette proposition avec la pensée bien différente de montrer que cette détresse, exagérée à dessein, diminuait de jour en jour, et d’atténuer, sans revenir en arrière, ce qu’elle pouvait avoir de réel. En 1852, le ministère de lord John Russell tomba, disloqué par la retraite de lord Palmerston, et lord Derby se chargea de le remplacer. Pour couper court à des tentatives dont on se défiait à bon droit, lord Palmerston introduisit, aussitôt après l’ouverture de la session, une résolution qui consacrait la liberté commerciale en déclarant qu’elle avait été un bienfait pour le pays. Cette proposition, préparée de concert par lord John Russell et sir James Graham, chef de ce qu’on appelait le groupe des peelites, avec l’assentiment de M. Gladstone, et acceptée