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si les couplets ne manquent point, si la romance s’épanouit tout à son aise, une place très convenable est aussi faite aux morceaux de haute lisse, lesquels ont ce rare mérite de ne jamais dépasser les proportions du lieu. Du reste, M. de Flotow sait ce qu’il veut et ce qu’il peut. A. quelqu’un qui lui parlait d’écrire pour l’Opéra, il répondait un jour : « C’est trop grand pour moi ; tout au plus si ce que j’ai de souffle dramatique irait jusqu’au finale de la Lucie ; au-delà, je n’entrevois rien ! »

C’était se juger en homme d’esprit, et la partition de l’Ombre vient juste à propos pour témoigner que chez M. de Flotow la théorie et la pratique vont ensemble. Impossible d’avoir une idée plus nette de l’opéra-comique d’à présent. Meyerbeer voulait trop, les autres ne veulent pas assez, M. de Flotow, dans l’Ombre, a donné la vraie note. Une fois son cadre adopté, il s’y meut en pleine distinction, il y est chez lui, c’est de la musique intime et en même temps très brillante, émue et non élégiaque, honnête surtout, et qui vous repose des sonorités creuses des praticiens à la journée. Vous respirez une atmosphère musicale, vous suivez un plan déterminé, et tandis que vous goûtez délicatement ces mélodies d’une grâce charmante, ces rentrées d’une adresse exquise, d’autres curiosités appellent votre attention sur l’orchestre, d’une résonnance bien tempérée, l’orchestre d’un homme qui en sait assez pour n’avoir pas besoin de chercher à faire croire qu’il en sait plus que tout le monde. Nulle part mieux que dans le quatuor du second acte, cette ingéniosité d’artiste ne vous captive ; le mouvement alerte et vif qui termine ce délicieux morceau est un chef-d’œuvre d’agencement. Qui. jamais se douterait qu’un Allemand puisse avoir tant d’esprit en musique, et que le même pays qui a produit M. Richard Wagner ait donné naissance à M. de Flotow, l’enjouement, la verve et le badinage en personne ? Il est vrai que ce Parisien a parfois des ressouvenances du pays, ce qui fait ce mélange de deux styles contraires se fondant ensemble dans la demi-teinte d’un germanisme un peu affadi où la rêverie de Schubert a passé.

On s’est jusqu’ici beaucoup trop préoccupé de Martha en parlant de l’Ombre. A côté d’une grande abondance mélodique et d’une foule de choses ménagées en vue du succès, la nouvelle partition contient des pages d’une émotion plus accusée. J’estime à leur valeur ces chansons que le parterre acclame, ces romances qu’il lui faut absolument entendre plusieurs fois, tout cela est fort joli et sert à montrer la souplesse d’un talent et son habileté à dire des lieux-communs aussi bien et même mieux que les autres ; mais cette partition de l’Ombre a des qualités d’un ordre supérieur, je veux parler de ces nombreux complémens de scènes traités en mélodrame, et qui sont des morceaux d’orchestre et de style : par exemple la paraphrase qui termine le premier acte, indiquant en ses diverses périodes de rêvasserie le sommeil du