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Ainsi les gouvernemens musulmans ne feront rien de sérieux contre l’esclavage, parce qu’ils le regardent non-seulement comme licite, mais comme une base essentielle de la société islamite. Qu’on se rappelle une conversation du sultan de Bokhara avec le voyageur Vambéry, et l’air scandalisé avec lequel il apprit que la foi avait tellement dégénéré à Stamboul que le sultan des Osmanlis ne faisait pas de razzias annuelles contre les princes de Moscovie et d’Autriche pour se procurer des esclaves et gagner des âmes à l’islamisme. Il est heureux que le sultan actuel ne soit pas assez fort pour remplir « ce devoir, » car c’est ignorer le premier mot des affaires présentes de l’Orient que de ne pas connaître la recrudescence de fanatisme qui se produit depuis la mort regrettable d’Abdul Medjid. Un doyen des consulats européens au Levant disait encore il y a peu de mois : « Sachez bien que Mahomet est rené en 1861. » Ce serait la plus décevante des illusions de s’imaginer qu’on pourra obtenir quelque chose de sérieux sous ce rapport, soit du khédive, soit de son suzerain.

A leur défaut, peut-on compter davantage sur les gouvernemens européens, aujourd’hui les maîtres réels de l’Orient ? Quelques-uns le pensent, et adressent à ces gouvernemens les appels les plus confians. Vaine espérance ! on voit tous les jours des hommes subir individuellement de nobles entraînemens et faire des actes généreux sans une pensée d’intérêt personnel ; mais les gouvernemens ont peu d’entraînemens de ce genre. Les hommes d’état peuvent être, comme individus, douloureusement affectés du sort des 70 millions d’hommes chez lesquels sévit la plaie sociale que nous examinons ; ils n’en subissent pas moins l’influence de la politique traditionnelle des puissances occidentales. Leur préoccupation dominante aujourd’hui est de fortifier l’Orient musulman et de l’aider, comme on dit, à se régénérer. On fait une expérience, la chose est en faveur maintenant ; on ne se demande pas si, l’expérience finie et la débâcle accomplie, il ne sera pas trop tard pour songer aux chrétiens d’Orient et aux noirs africains, plus intéressans que tout ce monde qui croule dans la boue. Les grands actes humanitaires sont toujours imposés aux gouvernemens par un courant irrésistible d’opinion ; on peut en prendre pour exemple deux grands événemens de ce siècle, l’abolition de l’esclavage et la délivrance de la Grèce. C’est donc en définitive à l’opinion publique qu’il faut s’adresser pour l’éclairer, la guider, la pousser en avant, et c’est ce qu’ont fait les honorables écrivains cités en tête de ce travail. Après tout, on a plus de raisons d’attendre que les gouvernemens fassent leur devoir quand on a soi-même fait le sien.


GUILLAUME LEJEAN.