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savoir si l’on pourrait vivre aux dépens de l’ennemi dans une marche en avant, et on en venait naïvement à conclure qu’il était juste, humain, d’épargner aux populations ces duretés de la guerre. La Prusse n’a pas de ces scrupules. Ce qu’elle représente aujourd’hui en vérité, au détriment même de ses alliés de l’Allemagne du sud, qui en sont déjà aux réflexions amères et découragées, au grand dommage de l’Europe, qui commence à s’inquiéter, — ce qu’elle représente purement et simplement, c’est l’esprit de conquête dans ce qu’il a de plus dur, c’est l’ambition de race dans ce qu’elle a de plus étroit, de plus haineux et de plus implacable. Elle ne combat pas pour l’indépendance et la liberté germaniques, qui n’ont été jamais menacées, qui ne le seront pas même quand nous aurons retrouvé la victoire ; elle combat réellement pour la domination, au nom d’une sorte de césarisme mystique et féodal. Elle veut fonder, au dire des théoriciens officiels de Berlin, un empire modèle où régneront la piété, les mœurs nobles et la vraie liberté. On sait suffisamment ce que tout cela veut dire.

Nos malheureuses provinces les ont vus passer, ces conquérans bienfaiteurs ; elles ont vu ces messagers de la civilisation arracher les paysans de leurs maisons pour les contraindre à travailler aux tranchées devant Strasbourg, au risque de les exposer au feu de leurs compatriotes assiégés ; elles ont vu leurs champs rougis du sang des malheureux fusillés pour avoir commis le crime de défendre leurs foyers. Et nos villes de la Lorraine et de l’Alsace savent désormais ce qu’il en coûte de recevoir la piété et les bonnes mœurs des mains de cette armée de civilisateurs. On ne le cache pas, sans attendre la fin, on veut détacher à tout prix de la France l’Alsace et la Lorraine ; on refuserait même de laisser constituer les deux provinces en état neutre, et le roi Guillaume se hâte de nommer des gouverneurs qui n’ont plus qu’à se présenter devant Metz et Strasbourg. Tout cela n’est-ce pas l’esprit de conquête dans ce qu’il a de plus violent ? Mais ce qu’il y a de plus grave encore peut-être, ce qui donne à la guerre actuelle un caractère bien autrement redoutable, c’est le développement des animosités de race. M. de Bismarck a voulu jeter l’Allemagne sur la France comme sur une grande proie ; il s’est servi de toutes les passions, il s’est efforcé de réveiller toutes les haines. Il a peut-être malheureusement réussi, quoique nous soyons convaincus que bien des Allemands souffrent de ces violences qu’on n’aurait pas cru voir renaître dans ce siècle. Ce qui est certain, c’est que M. de Bismarck, s’il échoue définitivement dans son entreprise, aura exposé son pays à des représailles cruelles et trop justifiées ; mais non, les représailles sont pour les faibles qui ne sont pas accoutumés à la grandeur. La politique de notre pays n’a point à suivre ces inspirations. La France, éprouvée ou victorieuse, restera ce qu’elle est : elle gardera cette âme humaine et généreuse d’où ne cesseront de jaillir les idées