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doucement nos aises, au sort des millions de déshérités qui retournent, la terre et travaillent, la tête basse, cherchant pour, eux-mêmes et pour leurs familles la pitance de chaque jour. C’est un spectacle auquel nous sommes trop accoutumés ; il ne frappe plus nos yeux et nous n’y pensons pas. Cent fois on nous a dit dans les harangues officielles : « La France est riche, elle est heureuse ; partout y règnent le bien-être et l’aisance, » et machinalement nous répétons, ces faux lieux-communs. Aussi est-il bon de consulter d’abord le témoignage des étrangers qui visitent notre pays avec l’attentive curiosité du voyageur. M. Howard est revenu de chez nous, après une longue et minutieuse enquête, plein d’admiration pour les belles exploitations rurales que dirigent dans nos provinces un certain nombre de cultivateurs riches de capitaux et d’expérience, dignes émules des grands agriculteurs anglais. Ce que nous appelons la moyenne culture lui inspire beaucoup moins d’estime. Mais combien son langage est attristant, et quelle surprise pénible il manifeste lorsqu’il parle du paysan, considéré soit comme ouvrier agricole, soit même comme petit cultivateur ! C’est ainsi par exemple qu’il décrit les impressions, qu’il a ressenties au sortir de la Briche, magnifique établissement de M. Cail dans l’Indre-et-Loire, où les bons rapports entre ouvriers et patron doivent être pourtant considérés, il faut le dire, comme un vrai soulagement moral : « Dans cette partie de la France, comme dans beaucoup d’autres, la vie du laboureur est dure… Les charretiers couchent à l’étable ou à l’écurie, dans le même lit, ou plutôt dans des sortes de stalles, sur une paillasse jetée à terre. Jusqu’à présent, je n’avais encore rien vu qui me rappelât de plus près l’état d’esclavage, j’arrivai à la ferme à la pointe du jour ; tous les bras étaient au travail, et ce travail, qui en été commence dès quatre heures du matin, dure jusqu’à huit heures du soir. Le dimanche même, on le reprend jusqu’à midi. Le salaire est de 2 francs pour ces longues journées, et encore est-il là plus avantageux que dans le voisinage…. » Un peu plus loin, M. Howard, déclare pouvoir affirmer, sur ce qu’il a vu de ses yeux, que cette peinture, qui, selon lui, n’est pas trop chargée, peut s’appliquer à peu près à toute la France. « Cet état de choses, ajoute-t-il, commence à produire le résultat qu’on en devait attendre : chaque jour, la misère chasse vers les cités les populations des campagnes. » Puis, en quelques lignes, rapides, ou le dédain se mêle à la pitié, il dépeint la petite culture, la culture des paysans. Il montre des lambeaux de champs déchiquetés qu’un labeur besoigneux ne fertilise qu’à grand’peine. La pauvreté du matériel et le triste état des attelages l’ont aussi frappé ; il raconte avec un sourire qu’il a vu quelque part un cheval, un bœuf et un âne traînant tous trois ensemble la même herse. Il plaint le paysan français, et n’oublie pas de lui rendre justice. « Ces gens semblent, dit-il, s’être toujours imposé tâche, double ; ils travaillent depuis