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« Le roi, dit Villars, supporta ces malheurs (de famille) avec un courage héroïque ;… mais la première fois que j’eus l’honneur de le voir à Marly, après ces fâcheux événemens, la fermeté du monarque fît place à la sensibilité de l’homme ; il laissa échapper des larmes et me dit d’un ton pénétré qui m’attendrit : « Vous voyez mon état, monsieur le maréchal ; il y a peu d’exemples de ce qui m’arrive, et que l’on perde dans la même semaine son petit-fils, sa petite-fille et leur fils, tous de très grande espérance et tendrement aimés. Dieu me punit, je l’ai bien mérité ; mais suspendons nos douleurs sur les malheurs domestiques, et voyons ce qui peut se faire pour prévenir ceux du royaume. La confiance que j’ai en vous est bien marquée, puisque je vous remets les forces et le salut de l’état. Je connais votre zèle et la valeur de mes troupes ; mais enfin la fortune peut vous être contraire : s’il arrivait ce malheur à l’armée que vous commandez, quel serait votre sentiment sur le parti que j’aurais à prendre pour ma personne ? » A une question aussi grave et aussi imprévue, je demeurai quelques momens dans le silence, sur quoi le roi reprit la parole et dit : « Je ne suis pas étonné que vous ne répondiez pas bien promptement ; mais en attendant que vous me disiez votre pensée, je vous apprendrai la mienne. » ― « Votre majesté, répondis-je, me soulagera beaucoup ; la matière mérite de la délibération, et il n’est pas étonnant que l’on demande permission d’y rêver. » — « Eh bien ! reprit le roi, voici ce que je pense, vous me direz après cela votre sentiment. Je sais les raisonnemens des courtisans : presque tous veulent que je me retire à Blois, et que je n’attende pas que l’armée ennemie s’approche de Paris, ce qui lui serait possible, si la mienne était battue. Pour moi, je sais que des armées aussi considérables ne sont jamais assez défaites pour que la plus grande partie de la mienne ne pût se retirer sur la Somme. Je connais cette rivière, elle est très difficile à passer ; il y a des places qu’on peut rendre bonnes. Je compterais aller à Péronne ou à Saint-Quentin, y ramasser tout ce que j’aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous et périr ensemble ou sauver l’état, car je ne consentirais jamais à laisser approcher l’ennemi de ma capitale. Voilà comme je raisonne, dites-moi présentement votre avis. » — « Certainement, répondis-je, votre majesté m’a bien soulagé, car un bon serviteur a quelque peine à conseiller au plus grand des rois de venir exposer sa personne. Cependant j’avoue, sire, que, connaissant l’ardeur de votre majesté pour la gloire, et ayant été déjà dépositaire de ses résolutions héroïques dans des momens moins critiques, j’aurais pris la hardiesse de lui dire que les partis les plus glorieux sont aussi souvent les plus sages, et que je n’en vois pas de plus noble que celui auquel votre majesté est disposée. »

Tout commentaire est inutile après de si belles paroles. Villars