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de ces pièces populaires. Il fallait vivre, et, quand on a refusé une fortune honnête pour conserver au théâtre la comédie où l’on a mis tout son talent et son cœur, on a le droit de se consoler de n’être pas de l’Académie française, et de mépriser les moqueries de J.-B. Rousseau. Lesage survécut au théâtre de la Foire, sacrifié non pour ses témérités, mais tout simplement parce qu’il nuisait aux recettes des théâtres plus grands. L’auteur de Turcaret avait pressenti le goût de notre temps pour les genres dramatiques inférieurs. Il aurait créé la comédie-vaudeville, si le privilège n’avait pas été enraciné dans nos habitudes, surtout dans nos mœurs littéraires. Quand elle reparut avec la permission de l’autorité, la scène populaire était livrée au genre poissard et aux compositions de Vadé, qui ne suscitèrent jamais ni les ombrages du ministère, ni les jalousies de la haute comédie : il est vrai que leur unique tort était de corrompre le goût et les mœurs du peuple.

Voltaire cite les financiers en preuve des services que rend la comédie. Il a raison, s’il ne s’agit que des ridicules ; le théâtre les avait corrigés, non pas tous, s’il en faut croire les peintures qu’en fait Marivaux dans son Paysan parvenu, mais en majorité. Paris-Duverney enrichit l’auteur de la Henriade, La Popelinière avait pour pensionnaire Marmontel, Bouret combla les gens de lettres et les artistes de ses attentions et de ses bienfaits : aussi l’encens ne leur fît pas défaut ; seulement leur luxe fut un exemple funeste et leur fortune colossale, qui n’assurait pas toujours leurs créanciers contre la banqueroute, avait, après tout, pour origine quelque entreprise de vivres ou quelque fourniture. C’étaient des petits-maîtres, des seigneurs, honorés de la visite royale ; mais au fond, sous le vernis de leurs belles manières, n’étaient-ils pas les arrière-neveux de Turcaret ? Ils ne se souillaient pas les mains dans de sales affaires ; ils mettaient des gants pour faire violence au trésor public. Ils eurent le bonheur ou l’habileté de passer pour les bienfaiteurs de la nation. Le théâtre garda le silence sur leur compte, ou, s’il s’occupa d’eux, ce fut pour célébrer leur générosité. Beaumarchais, dans son drame des Deux Amis, n’a pas réuni moins de quatre hommes d’affaires et d’argent, deux fermiers-généraux, un riche négociant et un caissier, et il les a ornés de toutes les vertus. Jamais les finances du pays n’avaient été en plus pitoyable état, jamais les hommes qui en disposaient n’avaient eu plus de crédit. Je ne connais pas de preuve plus forte de la puissance de l’argent au siècle dernier. C’est la conclusion édifiante de l’histoire des financiers dans notre ancien théâtre.


Louis ETIENNE.