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Bientôt la révolution fut victorieuse, et l’on ne songea plus à fortifier Paris[1]. »

Néanmoins Napoléon, au faîte de la gloire, conçut cette pensée. Des études ordonnées par lui permettent d’assigner la date exacte de ces projets ; c’est le vainqueur d’Austerlitz qui les prescrivit en rentrant en triomphateur dans Paris. La prise de Vienne sans défense sérieuse avait profondément frappé l’empereur. « Dans les deux derniers siècles, dit M. Thiers[2], on avait soutenu des guerres considérables, gagné, perdu de mémorables batailles ; mais on n’avait pas encore vu un général victorieux planter ses drapeaux dans les capitales des grands états. Il fallait remonter au temps des conquérans pour trouver des exemples de résultats aussi vastes. » C’est l’âme pleine de ce souvenir rapproché de la capitulation de Paris que Napoléon dictait à Sainte-Hélène une page qu’il faut transcrire.


« En 1814, dit-il, c’était sous Paris et sous Lyon que devait se décider le destin de l’empire. Ces deux grandes villes avaient été jadis fortifiées, ainsi que toutes les capitales de l’Europe, et, comme elles, elles avaient depuis cessé de l’être… Cependant si en 1805 Vienne eût été fortifiée, la bataille d’Ulm n’eût pas décidé de l’issue de la guerre ; le corps d’armée que commandait le général Kutusov y aurait attendu les autres corps de l’armée russe, déjà arrivés à Olmutz, et l’armée du prince Charles arrivant d’Italie. En 1809, le prince Charles, qui avait été battu à Eckmühl et obligé de faire sa retraite par la rive gauche du Danube, aurait eu le temps d’arriver à Vienne et de s’y réunir avec le corps du général Keller et l’armée de l’archiduc Jean.

« Si Berlin avait été fortifiée en 1806, l’armée battue à Iéna s’y fût ralliée, et l’armée russe l’y eût rejointe.

« Si Paris eût été encore une place forte en 1814 et en 1815, capable de résister seulement huit jours, quelle influence cela n’aurait-il pas elle sur les événemens du monde !

« Une grande capitale est la patrie de l’élite de la nation ; tous les grands y ont leur domicile, leurs familles ; c’est le centre de l’opinion, le dépôt de tout. C’est la plus grande des contradictions et des inconséquences que de laisser un point aussi important sans défense immédiate.

« Comment, dira-t-on, vous prétendez fortifier des villes qui ont 12 à 15,000 toises de pourtour ? Il vous faudra 80 ou 100 fronts, 50 ou 60,000 soldats de garnison, 800 ou 1,000 pièces d’artillerie en batterie ; mais 60,000 soldats sont une armée, ne vaut-il pas mieux l’employer en ligne ? Cette objection est faite en général contre les grandes places fortes, mais elle est fausse en ce qu’elle confond un soldat avec un homme. Sans doute il faut pour défendre une grande capitale 50 à

  1. Rapport de M. Thiers, 13 janvier 1841.
  2. Hist. du Consulat et de l’Empire, t. VI, p. 263.