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notables de Tolosa dans une salle au centre de laquelle était une table que couvraient des piles de pièces d’or. Quand la séance fut ouverte, il prit la parole comme Duhautcours dans la pièce de Picard, et commença par annoncer que ces pièces d’or allaient être distribuées à titre d’avances. Puis il déclara que les vivres qui seraient livrés avant telle heure seraient payés dix fois leur valeur, l’heure suivante neuf fois, et ainsi de suite. Ces promesses magnifiques se répandirent avec la vitesse de l’éclair : aussitôt les paysans d’accourir et le marché de se couvrir de provisions ; la ville et les routes qui aboutissaient aux portes furent encombrées d’une abondance qui ne s’était jamais vue. L’offre dépassa tellement la demande, que les vivres furent bientôt vendus au prix le plus modéré. Le tour était joué ; mais qui pouvait se plaindre d’en être la dupe ? L’état prétendit que ce n’étaient pas les paysans espagnols, mais lui-même, et en effet, assistant en silence à l’assemblée, lui qui payait, il remplissait entre tous le rôle le plus comique. On fit plus tard un procès au banquier pour avoir par fraude imposé au gouvernement des marchés onéreux. Il n’y avait pas encore de comédie à faire sur cette histoire : n’était-elle pas toute faite ?

Cet exemple d’une grande affaire ne fut sans doute pas perdu plus tard, mais alors il dépassait la mesure des ambitions et, il faut le dire aussi, la portée des capitulations de conscience. La banque libérale et patriote était plus probe et plus sage ; l’argent, entouré de considération, conservait des scrupules. Une comédie de 1827, les Trois Quartiers, dont le succès a laissé des traces au théâtre, reproduit fidèlement cette situation honorable des financiers de ce temps dans l’opinion publique. Ainsi les banquiers ont fait un progrès nouveau depuis la fin du XVIIIe siècle : ils étaient des bienfaiteurs publics et des modèles de vertu, les voilà maintenant des seigneurs puissans et, qui plus est, populaires. Ces trois quartiers qui ont fourni le titre de la pièce de Picard et Mazères sont l’image de la hiérarchie sociale d’alors. Le théâtre divise la population en trois classes : la noblesse, séparée des autres par l’épaisseur de ses parchemins, qu’elle croit énorme, mais qui s’en rapproche par le moyen de l’argent, dont elle n’a garde de nier la valeur : c’est le quartier Saint-Germain ; — la finance, qui se regarde au moins comme l’égale de la noblesse et, malgré qu’elle en ait, lui porte envie : c’est la Chaussée-d’Antin ; — le commerce, qui vend à l’une et à l’autre en se disant tout bas qu’il vaut bien la finance : c’est la rue Saint-Denis. N’oublions pas que ce classement est de 1827. Entre ces trois quartiers, celui du milieu est prépondérant ; il fait la loi aux autres, et son amour-propre seul peut lui arracher des concessions. En effet, ni le commerce ni la noblesse ne se peuvent passer de lui.