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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 89.djvu/722

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pour la vie patriarcale. Le Morand de Collin d’Harleville enverrait bien au diable son mauvais sujet de fils, si celui-ci n’avait le secret de ses fredaines d’arrière-saison. Mercadet est impatient de marier sa fille, mais à un gendre bailleur de fonds. Charrier vaut mieux, il veut assurer le bonheur de la sienne, et, quoique son fils se plaise à contrarier ses idées, il l’aime de tout son cœur. C’est le financier doué de toutes les vertus bourgeoises sauf la probité traditionnelle. Sans doute on a rencontré de tout temps de ces coupables à qui la nature avait donné la fibre de l’amour paternel ; mais le théâtre avait reculé devant cette combinaison, comme s’il eût craint de profaner la sainteté du nom de père. Il fallait la dextérité de M. Augier pour que ce mélange d’abaissement et de vertu ne fût pas odieux. Il a voulu donner cette leçon à la bourgeoisie, qu’il n’a pas ménagée, notons-le en passant, depuis les défaites qu’elle a subies. Sa tentative a réussi : son financier nous attriste comme une ironie douloureuse ; c’est cependant un personnage à la fois vrai et nouveau.

Quelles que soient les critiques adressées à M. Alexandre Dumas fils pour le choix de quelques-uns de ses sujets ou pour ses prétentions philosophiques, il a une franchise de talent, une originalité d’inspiration qui rachète bien des défauts. Point d’artifices pour rajeunir une figure, point d’efforts pour remettre à neuf une situation. Il puise directement dans la nature les observations qu’il transporte sur la scène, et ses inventions, rudes quelquefois, brutales souvent à plaisir, portent le cachet de la réalité dont elles sont tirées. S’il blesse les esprits délicats par ses vulgarités, il les ramène et les gagne par le jet spontané de ses pensées et par les trouvailles heureuses de son expression. Nous ne lui connaissons guère d’autre classique et d’autre modèle que Balzac, mais c’est lorsqu’il abandonne les traces de ce maître pénible et martelé, c’est lorsqu’il suit sa propre veine qu’il est bon et quelquefois excellent. Demandez-lui par exemple comment tombent dans une tête les idées qui enrichissent un homme : où Balzac aurait profité de l’occasion pour loger une grosse période emphatique, il glisse une tirade triviale, incorrecte, comme celui qui la prononce, mais leste et parfaitement en situation.

« Avez-vous une idée, une simple idée comme celle qu’a eue un monsieur, un jour, d’acheter en gros, pendant trois ans, aux boulangers de Paris toute la braise qu’ils vendaient en détail aux petits ménages parisiens ? Il a revendu trois sous ce qu’il payait deux, et il a gagné 500,000 francs. Ayez une idée de ce genre-là, votre fortune est faite ; mais vous ne l’aurez pas : ces idées-là ne viennent qu’aux gens qui se promènent l’hiver à six heures du soir, sous